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peine à les croire. Il est pourtant vrai qu'on raisonne de même sans s'en appercevoir. Ne dit-on pas tous les jours, J'ai pris mon pli, Je suis trop vieux pour changer, J'ai été nourri de cette façon? D'ailleurs ne sent-on pas un plaisir singulier à rappeller les images de la jeunesse ? les plus fortes inclinations ne sontelles pas celles qu'on a prises à cet âge? Tout cela ne prouve-t-il pas que les premieres habitudes sont les plus fortes? Si l'enfance est propre à graver des images dans le cerveau, il faut avouer qu'elle l'est moins au raisonnement. Cette humidité du cerveau qui rend les impressions faciles, étant jointe à une grande chaleur, fait une agitation qui empêche toute applica'tion suivie.

Le cerveau des enfants est comme une bougie allumée dans un lieu exposé au vent: sa lumiere vacille toujours. L'enfant vous fait une question; et avant que vous répondiez, ses yeux s'enlevent vers le plancher, il compte toutes les figures qui y sont peintes, ou tous les morceaux de vitres qui sont ́aux fenêtres si vous voulez le ramener à son premier objet, vous le gênez comme si vous le teniez en prison. Ainsi il faut ménager avec grand soin les organes en attendant qu'ils s'affermissent: répondezlui promptement à sa question, et laissez-lui en faire d'autres à son gré. Entretenez seulement sa curiosité,

et faites dans sa mémoire un amas de bons matériaux: viendra le temps qu'ils s'assembleront d'eux-mêmes, et que, le cerveau ayant plus de consistance, l'enfant raisonnera de suite. Cependant bornez-vous à le redresser quand il ne raisonnera pas juste, et à lui faire sentir sans empressement, selon les ouvertures qu'il vous donnera, ce que c'est que tirer droit une conséquence.

Laissez donc jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle et avec un visage riant; gardezvous de le fatiguer par une exactitude indiscrete.

Si l'enfant se fait une idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le déréglement se présentent à lui sous une figure agréable, tout est perdu, vous travaillez en vain. Ne le laissez jamais flatter par des esprits ou par des gens sans regle: on s'accoutume à aimer les mœurs et les sentiments des gens qu'on aime; le plaisir qu'on trouve d'abord avec les malhonnêtes gens fait peu-à-peu estimer ce qu'ils ont même de méprisable.

Pour rendre les gens de bien agréables aux enfants, faites-leur remarquer ce qu'ils ont d'aimable et de commode, leur sincérité, leur modestie, leur désintéressement, leur fidélité, leur discrétion, mais surtout leur piété, qui est la source de tout le reste. i

Si quelqu'un d'entre eux a quelque chose de choquant, dites: La piété ne donne point ces défauts-là; quand elle est parfaite, elle les ôte, ou du moins elle les adoucit. Après tout, il ne faut point s'opiniâtrer à faire goûter aux enfants certaines personnes pieuses dont l'extérieur est dégoûtant.

Quoique vous veilliez sur vous-même pour n'y laisser rien voir que de bon, n'attendez pas que l'enfant ne trouve jamais aucun défaut en vous; souvent il appercevra jusqu'à vos fautes les plus légeres.

Saint Augustin nous apprend qu'il avoit remarqué dès son enfance la vanité de ses maîtres sur les études. Ce que vous avez de meilleur et de plus pressé à faire, c'est de connoître vous-même vos défauts aussi bien que l'enfant les connoîtra, et de vous en faire avertir par des amis sinceres. D'ordinaire ceux qui gouvernent les enfants ne leur pardonnent rien, et se pardonnent tout à eux-mêmes : cela excite dans les enfants un esprit de critique et de malignité; de façon que, quand ils ont vu faire quelque faute à la personne qui les gouverne, ils en sont ravis, et ne cherchent qu'à la mépriser.

Évitez cet inconvénient: ne craignez point de parler des défauts qui sont visibles en vous, et des fautes qui vous auront échappé devant l'enfant. Si vous le voyez capable d'entendre raison là-dessus, dites-lui

que vous voulez lui donner l'exemple de se corriger de ses défauts, en vous corrigeant des vôtres: par-là, vous tirerez de vos imperfections mêmes de quoi instruire et édifier l'enfant, de quoi l'encourager pour sa correction; vous éviterez même le mépris et le dégoût que vos défauts pourroient lui donner pour vo◄ tre personne.

En même temps il faut chercher tous les moyens de rendre agréables à l'enfant les choses que vous exigez de lui. En avez-vous quelqu'une de fâcheuse à proposer, faites lui entendre que la peine sera bientôt suivie du plaisir : montrez-lui l'utilité des choses que vous lui enseignez; faites lui en voir l'usage par rapport au commerce du monde et aux devoirs des conditions. Sans cela, l'étude lui paroît un travail abstrait, stérile et épineux : A quoi sert, disent-ils en eux-mêmes, d'apprendre toutes ces choses dont on ne parle point dans les conversations, et qui n'ont aucun rapport à tout ce qu'on est obligé de faire? II faut donc leur rendre raison de tout ce qu'on leur enseigne: C'est, leur direz-vous, pour vous mettre en état de bien faire ce que vous ferez un jour; c'est pour vous former le jugement; c'est pour vous accoutumer à bien raisonner sur toutes les affaires de la vie. Il faut toujours leur montrer un but solide et agréable qui les soutienne dans le travail; et ne prétendez

jamais les assujettir par une autorité seche et absoluc

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A mesure que leur raison augmente, il faut aussi de plus en plus raisonner avec eux sur les besoins de leur éducation, non pour suivre toutes leurs pensées, mais pour en profiter lorsqu'ils feront connoître leur état véritable, pour éprouver leur discernement, et pour leur faire goûter les choses qu'on veut qu'ils fassent.

Ne prenez jamais sans une extrême nécessité un air austere et impérieux, qui fait trembler les enfants. Souvent c'est affectation et pédanterie dans ceux qui gouvernent: car, pour les enfants, ils ne sont d'ordinaire que trop timides et honteux. Vous leur fermeriez le cœur, et leur ôteriez la conscience, sans laquelle il n'y a nul fruit à espérer de l'éducation. Faites vous aimer d'eux; qu'ils soient libres avec vous, et qu'ils ne craignent point de vous laisser voir leurs défauts. Pour y réussir, soyez indulgent à ceux qui ne se déguisent point devant vous. Ne paroissez ni étonné ni irrité de leurs mauvaises inclinations; au contraire, compatissez à leurs foiblesses. Quelquefois il en arrivera cet inconvénient, qu'ils seront moins retenus par la crainte; mais, à tout prendre, la confiance et la sincérité leur sont plus utiles que l'autorité rigoureuse.

D'ailleurs, l'autorité ne laissera pas de trouver sa

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