Page images
PDF
EPUB

ciens, la science des philosophes, la diction presque des poëtes, la voix et les gestes des plus grands acteurs. Voyez quelle préparation il faut pour tout

cela.

C. Effectivement, j'ai remarqué, en bien des occasions, que ce qui manque le plus à certains orateurs qui ont d'ailleurs beaucoup de talents, c'est le fonds de science leur esprit paroît vuide; on voit qu'ils ont eu bien de la peine à trouver de quoi remplir leurs discours; il semble même qu'ils ne parlent pas parcequ'ils sont remplis de vérités, mais qu'ils cherchent les vérités à mesure qu'ils veulent parler.

A. C'est ce que Cicéron appelle des gens qui vivent au jour la journée, sans nulle provision: malgré tous leurs efforts, leurs discours paroissent toujours maigres et affamés. Il n'est pas temps de se préparer trois mois avant que de faire un discours public: ces préparations particulieres, quelque pénibles qu'elles soient, sont nécessairement très imparfaites, et un habile homme en remarque bientôt le foible ; il faut avoir passé plusieurs années à faire un fonds abondant. Après cette préparation générale, les préparations particulieres coûtent peu : au lieu que, quand on ne s'applique qu'à des actions détachées, on est réduit à payer de phrases et d'antitheses; on ne traite que des lieux communs, on ne dit rien que de

vague, on coud des lambeaux qui ne sont point faits les uns pour les autres ; on ne montre point les vrais principes des choses, on se borne à des raisons superficielles, et souvent fausses; on n'est pas capable de montrer l'étendue des vérités, parceque toutes les vérités générales ont un enchaînement nécessaire, et qu'il les faut connoître presque toutes pour en traiter solidement une en particulier.

C. Cependant la plupart des gens qui parlent en public acquierent beaucoup de réputation sans autre fonds que celui-là.

A. Il est vrai qu'ils sont applaudis par des femmes et par le gros du monde, qui se laissent aisément éblouir; mais cela ne va jamais qu'à une certaine vogue capricieuse, qui a besoin même d'être soutenue par quelque cabale. Les gens qui savent les regles et qui connoissent le but de l'éloquence n'ont que du dégoût et du mépris pour ces vains discours, ils s'y ennuient beaucoup.

C. Vous voudriez qu'un homme attendît bien tard à parler en public: sa jeunesse seroit passée avant qu'il eût acquis le fonds que vous lui demandez, et il ne seroit plus en âge de l'exercer.

A. Je voudrois qu'il s'exerçât de bonne heure, car je n'ignore pas ce que peut l'action; mais je ne voudrois pas que, sous prétexte de s'exercer, il se jettât

d'abord dans les emplois extérieurs qui ôtent la liberté d'étudier. Un jeune homme pourroit de temps en temps faire des essais; mais il faudroit que l'étude des bons livres fût long-temps son occupation principale.

C. Je crois ce que vous dites. Cela me fait souvenir d'un prédicateur de mes amis, qui vit, comme vous disiez, au jour la journée : il ne songe à une matiere que quand il est engagé à la traiter; il se renferme dans son cabinet, il feuillete la Concordance, Combefix, Polyanthea, quelques sermonnaires qu'il a achetés, et certaines collections qu'il a faites de passages détachés, et trouvés comme par hasard.

A. Vous comprenez bien que tout cela ne sauroit faire un habile homme. En cet état on ne peut rien dire avec force, on n'est sûr de rien, tout a un air d'emprunt et de pieces rapportées, rien ne coule de source. On se fait grand tort à soi-même d'avoir tant d'impatience de se produire.

B. Dites-nous donc, avant que de nous quitter, quel est, selon vous, le grand effet de l'éloquence.

A. Platon dit qu'un discours n'est éloquent qu'autant qu'il agit dans l'ame de l'auditeur : par là vous pouvez juger sûrement de tous les discours que vous entendez. Tout discours qui vous laissera froid, qui ne fera qu'amuser votre esprit, et qui ne remuera

point vos entrailles, votre cœur ; quelque beau qu'il paroisse, ne sera point éloquent. Voulez-vous entendre Cicéron parler comme Platon en cette matiere? Il vous dira que toute la force de la parole ne doit tendre qu'à mouvoir les ressorts cachés que la nature a mis dans le coeur des hommes. Ainsi consultez-vous vous-même pour savoir si les orateurs que vous écoutez font bien. S'ils font une vive impression sur vous, s'ils rendent votre ame attentive et sensible aux choses qu'ils disent, s'ils vous échauffent et vous enlevent au-dessus de vous-même, croyez hardiment qu'ils ont atteint le but de l'éloquence. Si, au lieu de vous attendrir, ou de vous inspirer de fortes passions, ils ne font que vous plaire et que vous faire admirer l'éclat et la justesse de leurs pensées et de leurs expressions, dites que ce sont de faux

orateurs.

B. Attendez un peu, s'il vous plaît; permettez-moi de vous faire encore quelques questions.

A. Je voudrois pouvoir attendre, car je me trouve bien ici; mais j'ai une affaire que je ne puis remettre. Demain je reviendrai vous voir, et nous acheverons cette matiere plus à loisir.

B. Adieu donc, monsieur, jusqu'à demain.

TOME III.

E

DIALOGUE SECOND.

B. Vous êtes un aimable homme d'être revenu si ponctuellement ; la conversation d'hier nous a laissés en impatience d'en voir la suite..

C. Pour moi, je suis venu à la hâte de peur d'arriver trop tard, car je ne veux rien perdre.

A. Ces sortes d'entretiens ne sont pas inutiles: on se communique mutuellement ses pensées ; chacun dit ce qu'il a lu de meilleur. Pour moi, messieurs, je profite beaucoup à raisonner avec vous, vous souffrez mes libertés.

B. Laissez là le compliment: pour moi je me fais justice, et je vois bien que sans vous je serois encore enfoncé dans plusieurs erreurs. Achevez, je vous prie, de m'en tirer.

A. Vos erreurs, si vous me permettez de parler ainsi, sont celles de la plupart des honnêtes gens qui n'ont point approfondi ces matieres.

B. Achevez donc de me guérir: nous aurons mille choses à dire, ne perdons point de temps, et sans préambule venons au fait.

A. De quoi parlions-nous hier, quand nous nous séparâmes? De bonne foi, je ne m'en souviens plus.

« PreviousContinue »