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AVIS DE M. DE FÉNÉLON

A UNE DAME DE QUALITÉ

sur l'éducation de mademoiselle sa fille.

PUISQUE VOUS le voulez, madame, je vais vous proposer mes idées sur l'éducation de mademoiselle votre fille.

Si vous en aviez plusieurs, vous pourriez en être embarrassée, à cause des affaires qui vous assujettissent à un commerce extérieur plus grand que vous ne le souhaiteriez. En ce cas, vous pourriez choisir quelque bon couvent où l'éducation des pensionnaires seroit exacte. Mais puisque vous n'avez qu'une seule fille à élever, et que Dieu vous a rendue capable d'en prendre soin, je crois que vous pouvez lui donner une meilleure éducation qu'aucun couvent. Les yeux d'une mere sage, tendre et chrétienne, découvrent sans doute ce que d'autres ne peuvent découvrir. Comme ces qualités sont très rares, le plus sûr parti pour les meres est de confier aux couvents le soin d'élever leurs filles, parceque souvent elles manquent des lumieres nécessaires pour les instruire; ou, si elles les ont, elles ne les fortifient pas par l'exemple

d'une conduite sérieuse et chrétienne, sans lequel les instructions les plus solides ne font aucune impression; car tout ce qu'une mere peut dire à sa fille est anéanti par ce que sa fille lui voit faire. Il n'en est pas de même de vous, madame : vous ne songez qu'à servir Dieu; la religion est le premier de vos soins, et vous n'inspirerez à mademoiselle votre fille que ce qu'elle vous verra pratiquer : ainsi je vous excepte de la regle commune, et je vous préfere, pour son éducation, à tous les couvents. Il y a même un grand avantage dans l'éducation que vous donnez à mademoiselle votre fille auprès de vous. Si un couvent n'est pas régulier, elle y verra la vanité en honneur; ce qui est le plus subtil de tous les poisons pour une jeune personne. Elle y entendra parler du monde. comme d'une espece d'enchantement; et rien ne fait une plus pernicieuse impression que cette image trompeuse du siecle, qu'on regarde de loin avec admiration, et qui en exagere tous les plaisirs sans en montrer les mécomptes et les amertumes. Le monde n'éblouit jamais tant, que quand on le voit de loin sans jamais l'avoir vu de près, et sans être prévenu contre sa séduction. Ainsi, je craindrois un couvent mondain encore plus que le monde même. Si au contraire un couvent est dans la ferveur et dans la régularité de son institut, une jeune

fille de condition y croît dans une profonde ignorance du siecle : c'est sans doute une heureuse ignorance, si elle doit durer toujours; mais si cette fille sort de ce couvent, et passe à un certain âge dans la maison paternelle, où le monde aborde, rien n'est plus à craindre que cette surprise et que ce grand ébranlement d'une imagination vive. Une fille qui n'a été détachée du monde qu'à force de l'ignorer, et en qui la vertu n'a pas encore jetté de profondes racines, est bientôt tentée de croire qu'on lui a caché ce qu'il y a de plus merveilleux. Elle sort du couvent comme une personne qu'on auroit nourrie dans les ténebres d'une profonde caverne, et qu'on feroit tout d'un coup passer au grand jour. Rien n'est plus éblouissant que ce passage imprévu, et que cet éclat auquel on n'a jamais été accoutumé. Il vaut beaucoup mieux qu'une fille s'accoutume peu-à-peu au monde auprès d'une mere pieuse et discrete, qui ne lui en montre que ce qu'il lui convient d'en voir, qui lui en découvre les défauts dans les occasions, et qui lui donne l'exemple de n'en user qu'avec modération pour le seul besoin. J'estime fort l'éducation des bons couvents; mais je compte encore plus sur celle d'une bonne mere, quand elle est libre de s'y appliquer. Je conclus donc que mademoiselle votre fille est mieux auprès de vous que dans le meilleur cou

vent que vous pourriez choisir. Mais il y a peu de meres à qui il soit permis de donner un pareil conseil.

Il est vrai que cette éducation auroit de grands périls, si vous n'aviez pas le soin de choisir avec précaution les femmes qui seront auprès de mademoiselle votre fille. Vos occupations domestiques, et le commerce de bienséance au-dehors, ne vous permettent pas d'avoir toujours cet enfant sous vos yeux : il est à propos qu'elle vous quitte le moins qu'il sera possible; mais vous ne sauriez la mener par-tout avec vous. Si vous la laissez à des femmes d'un esprit léger, mal réglé et indiscret, elles lui feront plus de mal en huit jours que vous ne pourriez lui faire de bien en plusieurs années. Ces personnes, qui n'ont eu d'ordinaire elles-mêmes qu'une mauvaise éducation, lui en donneront une à-peu-près semblable. Elles parleront trop librement entre elles en présence d'un enfant qui observera tout, et qui croira pouvoir faire de même: elles débiteront beaucoup de maximes fausses et dangereuses. L'enfant entendra médire, mentir, soupçonner légèrement, disputer mal-à-propos, Elle verra des jalousies, des inimitiés, des humeurs bizarres et incompatibles, et quelquefois des dévotions ou fausses, ou superstitieuses, et de travers, sans aucune correction des plus grossiers défauts. D'ailleurs ces personnes d'un esprit servile ne manque

ront pas de vouloir plaire à cet enfant par les complaisances et par les flatteries les plus dangereuses. J'avoue que l'éducation des plus médiocres couvents seroit meilleure que cette éducation domestique. Mais je suppose que vous ne perdrez jamais de vue mademoiselle votre fille, excepté les cas d'une absolue nécessité, et que vous aurez au moins une personne sûre qui vous en répondra pour les occasions où vous serez contrainte de la quitter. Il faut que cette personne ait assez de sens et de vertu pour savoir prendre une autorité douce, pour tenir les autres femmes dans leur devoir, pour redresser l'enfant dans les besoins sans s'attirer sa haine, et pour vous rendre compte de tout ce qui méritera quelque attention pour les suites. J'avoue qu'une telle femme n'est pas facile à trouver; mais il est capital de la chercher, et de faire la dépense nécessaire pour rendre sa condition bonne auprès de vous. Je sais qu'on peut y trouver de fâcheux mécomptes ; mais il faut se contenter des qualités essentielles, et tolérer les défauts qui sont mêlés avec ces qualités. Sans un tel sujet appliqué à vous aider, vous ne sauriez réussir.

Comme mademoiselle votre fille montre un esprit assez avancé, avec beaucoup d'ouverture, de facilité et de pénétration, je crains pour elle le goût

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