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tant de talents, s'il sert bien, est-il juste qu'il n'ait pas de quoi vivre, quand les plus mauvais acteurs ont une part entière? c'est là l'image de ce monde. Puisque vous daignez descendre à ces petits objets, mettez-y la justice de votre cœur et protégez les talents.

Mme Denis et le Suisse Voltaire vous présentent leurs plus tendres respects.

MMCDLXV. A M. PICTET, PROFESSEUR EN DROIT.

Monrion, 22 février. Mon très-cher voisin, la volonté de Dieu soit faite! Puissiez-vous bâtir, dans mon voisinage, une maison digne de la belle situation que vous avez, et puisse Mlle Pictet avoir un mari digne d'elle! Je présente mes respects à Mme Pictet, et je souhaite à toute votre famille les prospérités qu'elle mérite. Mme Denis joint ses sentiments aux miens. Vous n'aurez jamais de voisins qui vous soient plus sincèrement attachés. V.

MMCDLXVI.

A M. P. ROUSSEau, a Liége.
A Monrion, près de Lausanne, 24 février.

C'est pour la quatrième fois que j'écris aux frères Cramer, libraires, pour leur recommander de vous envoyer l'Essai sur l'histoire générale depuis Charlemagne jusqu'à 1756. Je suis en droit d'attendre cette attention de ceux à qui j'ai fait présent de mon ouvrage. L'aîné Cramer est à présent en Hollande, et doit sans doute vous faire parvenir cette histoire. Ce sont ces frères Cramer qui m'ont déterminé à m'établir où je suis. Ils voulaient imprimer mes ouvrages, il fallait que je veillasse à l'impression; la besogne a duré près de deux ans. J'ai des amis dans ce pays-ci. J'y ai trouvé des situations plus agréables que Meudon et Saint-Cloud, des maisons commodes; je me suis établi, pour l'hiver, auprès de Lausanne, et, pour les autres saisons, auprès de Genève. Mais ce que j'ai trouvé de plus commode parmi ces calvinistes, très-différents de leurs ancêtres, c'est que j'ait fait imprimer à Genève, avec l'approbation universelle, que Calvin était un trèsméchant homme, altier, dur, vindicatif et sanguinaire. C'est ce que vous verrez dans cette Histoire générale. Genève est peut-être à présent la ville de l'Europe où il y a le plus de philosophes. Je suis trèsfâché que cette Histoire générale ne soit pas encore parvenue jusqu'à

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A l'égard de ce Portefeuille trouvé, c'est une rapsodie qu'un libraire affamé, nommé Duchesne, vend à Paris sous mon nom; c'est un nouveau brigandage de la librairie. On me mande que les trois quarts de ce recueil sont composés de pièces auxquelles je n'ai nulle part, et que le reste est pillé des éditions de mes ouvrages, et entièrement défiguré.

Il n'y a pas grand mal à tout cela, et je pardonne aux misérables à qui mon nom vaut quelque argent.

MMCDLXVII. A M. DALEMBERT.

Février. Voici une paperasse qu'un savant Suisse me donne pour l'article Isis'. Si l'article n'est pas fait à Paris, si celui-ci est passable, faites - en usage; sinon, au rebut. Voici encore le mot Liturgie 2, qu'un savant prêtre m'a apporté et que je vous dépêche, à vous, illustre et ingénieux fléau des prêtres. J'ai eu toutes les peines du monde à rendre cet article chrétien. Il a fallu corriger, adoucir presque tout; et enfin, quand l'ouvrage a été transcrit, j'ai été obligé de faire des ratures. Vous voyez, mon cher et sublime philosophe, quel progrès a fait la raison. C'est moi qui suis forcé de modérer la noble liberté d'un théologien qui, étant prêtre par état, est incrédule par sens commun.

On dit, mon très-cher philosophe, qu'il y a dans la canaille de Paris une secte de margouillistes; ce devrait être le nom de toutes les sectes. Ces margouillistes, dérivés des jansénistes, lesquels sont engendrés des augustinistes, ont-ils produit Pierre Damiens? Portez-vous bien; éclairez et méprisez le genre humain. N'oubliez pas de faire mes compliments à votre immortel confrère. Sans vous deux, et quelques-uns de vos amis, que resterait-il en France?

MMCDLXVII!.

A M. LE COMTE DE BESTUCheff.

A Monrion, février. Monsieur, j'ai reçu une lettre que j'ai crue d'abord écrite à Versailles ou dans notre Académie, et c'est vous, monsieur, qui me faites l'honneur de me l'adresser. Vous me proposez ce que je désirais depuis trente ans; je ne ne pouvais mieux finir ma carrière qu'en consacrant mes derniers travaux et mes derniers jours à un tel ouvrage.

Je ferais le voyage de Pétersbourg, si ma santé pouvait le permettre; mais, dans l'état où je suis, je vois que je serai réduit à attendre dans ma retraite les matériaux que vous voulez bien me promettre.

Voici quel serait mon plan. Je commencerais par une description de l'état florissant où est aujourd'hui l'empire de Russie, de ce qui rend Pétersbourg recommandable aux étrangers, des changements faits Moscou, des armées de l'empire, du commerce, des arts, et de tout ce qui a rendu le gouvernement respectable.

Ensuite je dirais que tout cela est d'une création nouvelle, et j'entrerais en matière par faire connaître le créateur de tous ces prodiges. Mon dessein serait de donner ensuite une idée précise de tout ce que l'empereur Pierre-le-Grand a fait depuis son avénement à l'empire, année par année.

Si M. le comte de Schowalow a la bonté, monsieur, comme vous m'en flattez, de me faire parvenir des mémoires sur ces deux objets, c'est-à-dire sur l'état présent de l'empire, et sur tout ce qu'a fait Pierre le Grand, avec une carte géographique de Pétersbourg, une de

1. L'Encyclopédie contient deux articles Isis : l'un, anonyme, est de Diderot; l'autre, de M. de Jaucourt. (ED.)

2. L'article LITURGIE, dans l'Encyclopédie, est aussi de Diderot. (ED.)

l'empire, l'histoire de la découverte du Kamtschatka, et enfin des renseignements sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de votre pays, je ne perdrai pas un instant, et je regarderai ce travail comme la consolation et la gloire de ma vieillesse.

La suite des médailles est inutile; elles se trouvent dans plusieurs recueils, et la matière de ces médailles est d'un prix que je ne puis accepter. Je souhaiterais seulement que M. le comte de Schowalow voulût bien m'assurer que Sa Majesté l'impératrice désire que ce monument soit élevé à la gloire de l'empereur son père, et qu'elle agrée mes soins.

Voilà, monsieur, quelles sont mes dispositions. Je me tiendrai trèshonoré et très-heureux si elles s'accordent avec les vôtres : j'attendrai vos ordres et ceux de M. le comte de Schowalow, à qui vous me permettrez de présenter ici mes respects en recevant les miens.

J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

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A Monrion, 3 mars. Je n'entends point parler de vous, mon ancien ami, depuis que vous lisez l'histoire des sottises humaines depuis Charlemagne. Je voudrais bien savoir aussi ce que c'est qu'un Portefeuille trouvé. On me met en pièces, on se divise mes vêtements, et on jette le sort sur ma robe '.

Je voudrais que vous eussiez passé l'hiver avec moi à Lausanne. Si vous n'aviez été enchaîné, selon votre louable coutume, au char des jeunes et belles dames, vous auriez vu jouer Zaïre en Suisse mieux qu'on ne la joue à Paris; vous auriez entendu la Serva padrona sur un joli théâtre; vous y verriez des pièces nouvelles exécutées par des acteurs excellents; les étrangers accourir de trente lieues à la ronde, et mon pays Roman, mes beaux rivages du lac Léman, devenus l'asile des arts, des plaisirs, et du goût; tandis qu'à Paris la secte des margouillistes occupe les esprits, que le parlement et l'archevêque bataillent pour une place à l'hôpital et pour des billets de confession, qu'on ne rend point la justice, et qu'en fin on assassine un roi. Jouissez de tant de charmes et de tant de gloire, messieurs les Parisiens, et applaudissez encore au Catilina de Crébillon.

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A Monrion, 3 mars. Mon cher ange, on peut mal servir Mlle Clairon sans la rater absolument. On peut être de communi martyrum, sans être de frigidis et maleficiatis. Ce sera à peu près le rôle que je jouerai avec elle. Je lui donnerai, quand vous voudrez, cette Zulime bien changée et sous un autre nom. Vous déciderez du temps le plus favorable quand vous serez quitte de la mauvaise tragédie de Robert-François Damiens, quand les querelles qui anéantissent le goût des arts seront apaisées, quand Paris respirera.

1. Comme sur celle de Jésus-Christ. Saint Matthieu, chap. XXVII, v. 35. (ED.) VOLTAIRE. XXVIII. 2

Pour l'autre pièce, ce n'est pas une affaire prête; il ne faut pas d'ailleurs être toujours ce Voltaire qui

Volume sur volume incessamment desserre.

Si on ne souhaite pas ma personne, je veux au moins qu'on souhaite mes ouvrages.

Béni soit Dieu qui vous donne la persévérance dans le goût des beaux-arts, et surtout du tripot de la Comédie, tandis qu'on n'entend parler que des querelles des parlements et des prêtres, qu'on ne rend point la justice, que la secte des margouillistes fait de petits progrès, et qu'on assassine des rois! Vous m'approuverez de passer mes hivers dans un petit pays où on ne vit que pour son plaisir, et où Zaïre a été mieux jouée, à tout prendre, qu'à Paris. J'ai fait couler des larmes de tous les yeux suisses. Mme Denis n'a pas les beaux yeux de Gaussin, mais elle joue infiniment mieux qu'elle. On vient de trente lieues pour nous entendre. Nous mangeons des gelinottes, des coqs de bruyère, des truites de vingt livres; et, dès que les arbres auront remis leur livrée verte, nous allons à cet ermitage des Délices, qui mérite son nom.

Ne sommes-nous pas fort à plaindre? Oui, mon cher et respectable ami, nous le sommes, puisque nous vivons loin de vous.

J'ai une extrême curiosité de savoir si on envoie cent mille hommes en Allemagne; mais vous ne vous en souciez guère, et vous ne m'en direz rien. J'aimerais encore mieux que votre parlement se mit à rendre enfin la justice, et me fît payer de cinquante mille francs dont ce fat de Bernard, fils de Samuel Bernard, et fat de dix millions, m'a fait banqueroute en mourant. Adieu, mon divin ange; jugez Damiens, et portez-vous bien.

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Ce dimanche. On prétend que monsieur votre beau-frère, le prêtre, voudrait voir une pièce tirée du Nouveau-Testament. Nous prêchons peut-être l'Enfant prodigue jeudi, après quoi on a pour le dessert un opéra buffa 1. Prenez vos mesures là-dessus, mon cher philosophe; si ce n'est pas jeudi qu'on prêche, ce sera assurément cette semaine. Bonsoir; je vous serai attaché, à vous et à la philosophe votre compagne, toutes les semaines de ma vie.

MMCDLXXII.

A MADAME DE FONTAINE, A PARIS.

A Monrion, 6 mars. Le bonhomme Lusignan dit les choses les plus tendres à Mme de Fontaine et consorts: il est devenu à présent le bonhomme Euphémon dans l'Enfant prodigue : c'est un vieillard qui aime toujours la bonne compagnie; jugez s'il vous chérit.

Je suis impatient de savoir si votre aimable secrétaire 2 est enfin venu à bout, avec M. de Paulmy, d'une affaire qui était si difficile

1. La Serva padrona. (ED.) 2. Florian. (ED.)

avec M. d'Argenson. Il est arrivé souvent qu'on a été négligé par ceux à qui on était attaché, et qu'on réussit auprès de ceux dont on devait moins attendre. Je m'intéresse aussi aux petits chariots : c'est une chose qui certainement peut produire de grands avantages; mais comment faire de tels préparatifs secrètement? tout ce qui est nouveau rebute le ministère; et cette invention nouvelle devient inutile dès qu'elle est sue.

Est-il bien sûr enfin qu'on a fait partir cinquante mille hommes, qu'on va faire une guerre très-vive au dehors, et que les affaires s'accommodent au dedans? Pour nous, pauvres Suisses, nous ne songeons qu'à des plaisirs tranquilles. On croit chez les badauds de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage: on serait bien étonné si on voyait jouer Zaire à Lausanne, mieux qu'on ne la joue à Paris; on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu'il y en ait en Europe. Il y a dans mon petit pays Roman, car c'est son nom, beaucoup d'esprit, beaucoup de raison, point de cabales, point d'intrigues pour persécuter ceux qui rendent service aux belleslettres. Nous sommes libres, et nous n'abusons point de notre liberté; les tribunaux ne cessent point de rendre justice; il n'y a ni margouillistes, ni convulsionnaires, ni de Robert-François Damiens. Notre climat vaut mieux que le vôtre; nous avons plus longtemps de beaux. jours; il n'y a que de très-méchant vin autour de Paris, et nos coteaux en produisent d'excellent nous avons mangé, l'automne et l'hiver, des gelinottes et des grianneaux' que vous ne connaissez guère. Cependant, ma chère nièce, je vous regrette de tout mon cœur; portezvous bien, et aimez-moi.

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MMCDLXXIII.

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A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.

A Monrion, près de Lausanne, 8 mars. J'ai été malade, madame, et j'ai perdu mon correspondant qui me mandait bien des nouvelles que j'avais l'honneur de vous envoyer. Je retombe dans mon néant. Je ne sais plus si les troupes marchent ou non; si mon pauvre amiral Byng a eu la tête cassée. Je sais seulement que les Anglais ont la tête bien dure, ou plutôt le cœur; que l'Allemagne va être bouleversée; que Paris est bien triste; que l'argent est bier rare, et que cette vie n'est pas semée de roses. La chèvre n'a remporté de Paris que le mauvais quolibet: Attendez-moi sous l'orme. Portez-vous bien, madame; vivez avec votre digne amie; méprisez ce malheureux monde comme il le mérite; conservez-moi vos bontés

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A Monrion, près de Lausanne, 10 mars. Mon cher ami, les Cramer ont dû vous envoyer cette esquisse des sottises et des atrocités humaines depuis l'illustre brigand Charlemagne, surnommé le saint, jusqu'à nos ridicules jours. Plus je lis et

1. Nom vulgaire du petit tétras ou coq de bruyère à queue fourchue. (ÉD.)

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