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MMCDLVII.

A MADAME LA MARGRAVE DE BAREUTH.

A Monrion, près de Lausanne, pays de Vaud, 8 février. Madame, je crois que la suite des nouvelles que j'ai eu l'honneur d'envoyer à Votre Altesse royale lui paraîtra aussi curieuse qu'atroce, et que le roi son frère en sera surpris.

Il a eu la bonté de m'écrire une lettre où il daigne m'assurer de ses bonnes grâces. Mon cœur l'a toujours aimé; mon esprit l'a toujours admiré; et je crois que je l'admirerai encore davantage.

L'impératrice de Russie me demande à Pétersbourg, pour écrire l'histoire de Pierre Ier; mais Pierre er n'est pas le plus grand homme de ce siècle, et je n'irai point dans un pays dont le roi votre frère battra l'armée.

Je ne sais si la nouvelle du changement de ministère en France est parvenue déjà à Votre Altesse royale. On croit que l'abbé de Bernis aura le premier crédit. Voilà ce que c'est que d'avoir fait de jolis vers. Madame, madame, le roi de Prusse est un grand homme.

Que Votre Altesse royale conserve sa santé; qu'elle daigne, ainsi que monseigneur, honorer de sa protection et de ses bontés ce vieux Suisse qui lui a été tendrement attaché avec le plus profond respect, dès qu'il a eu l'honneur d'être admis à sa cour! Qu'elle n'oublie pas frère V...!

Paris, 30 janvier 1.

Pierre Damiens est interrogé fréquemment et longuement. Il n'est plus permis de douter qu'il n'ait des complices. La lettre adressée à M. le Dauphin est très-vraie. Vous pouvez compter là-dessus.

L'on lui marque dans cette lettre que sa vie est en danger; qu'il ne lui sera pas difficile de se garantir du fer, mais qu'il n'a d'autre moyen d'éviter le poison qu'en se servant de la poudre enfermée dans la lettre. L'on a fait essai de cette poudre. C'était le poison le plus subtil. Des consuls de la ville ont reçu aussi une lettre dans ce goût-là, datée de Strasbourg. Je ne puis revenir de pareilles abominations. Notre siècle ne vaut pas mieux que les autres.

Il est vrai que l'assassin n'a pas paru proprement un fanatique ; mais ce qui explique cela, c'est qu'il n'est point décidé qu'il n'ait pas espéré de se sauver; il y a même apparence du contraire.

L'on débite cent choses nouvelles tous les jours. Tout devient intéressant. Il semble que tout a rapport à l'affaire principale, qui occupe tous les honnêtes gens. La Bastille est pleine. L'on y a renfermé encore une dame de Meckelbourg, mais elle doit sortir aujourd'hui. Il s'agissait d'une lettre au sujet du roi de Prusse et d'un Autrichien. L'affaire est manquée et elle n'a aucun rapport aux affaires d'ici, etc.

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A Monrion, 9 février. Mon cher et ancien ami, je souhaite que le fatras dont je vous ai surchargé vous amuse. J'ai vu un temps où vous n'aimiez guère l'his1. Ce bulletin n'est point écrit de la main de Voltaire. (ED.)

toire. Ce n'est, après tout, qu'un ramas de tracasseries qu'on fait aux

morts.

Mais, à propos de Pierre Damiens, lisez le chapitre de Henri IV. On peut prendre et laisser le livre quand on veut; les titres courants sont au haut des pages; cela soulage le lecteur; il lit ce qui l'intéresse, et laisse le reste. Notre ami le grand abbé a-t-il reçu son exemplaire? Mais a-t-on le temps de lire au milieu des belles choses dont Paris retentit chaque jour? Pierre Damiens, bâtard de Ravaillac, et ses consorts, et les lettres au Dauphin, et les poisons, et les exils, et le remue-ménage, et la guerre, et les vaisseaux de la compagnie des Indes qu'on nous gobe : tout cela absorbe l'attention. Les horreurs présentes ne donnent pas le temps de lire les horreurs passées.

J'ai tendrement regretté le marquis d'Argenson, notre vieux camarade. Il était philosophe, et on l'appelait à Versailles d'Argenson la bête. Je plains davantage la chèvre, s'il est vrai qu'on l'envoie brouter en Poitou.... Les fleurs et les fruits de la cour étaient faits pour elle. Qui m'aurait dit, mon ami, que je serais dans une retraite plus agréable que ce ministre? Ma situation des Délices est fort au-dessus de celle des Ormes. Je passe l'hiver dans une autre retraite, auprès d'une ville où il y a de l'esprit et du plaisir. Nous jouons Zaïre: Mme Denis fait Zaïre, et mieux que Gaussin. Je fais Lusignan : le rôle me convient, et l'on pleure. Ensuite on soupe chez moi; nous avons un ex- . cellent cuisinier. Personne n'exige que je fasse des visites; on a pitié de ma mauvaise santé ; j'ai tout mon temps à moi; je suis aussi heureux qu'on peut l'être quand on digère mal. En vérité, cela vaut bien le sort d'un secrétaire d'Etat qu'on renvoie.

Beatus ille qui procul negotiis....

Hor., Epod., od. II, v. 1.

La liberté, la tranquillité, l'abondance de tout et Mme Denis, voilà de quoi ne regretter que vous.

Le roi de Prusse m'a écrit une lettre très-tendre; l'impératrice de Russie veut que j'aille à Pétersbourg écrire l'histoire de Pierre, son père; mais je resterai aux Délices et à Monrion je ne veux ni roi ni autocratrice; j'en ai tâté; cela suffit. Les amis et la philosophie valent mieux; mais il est triste d'être si loin de vous.

Voilà Fontenelle mort; c'est une place vacante dans votre cœur; il me la faut. Vale, et me ama. Le Suisse V.

MMCDLIX.

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A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
A Monrion, 9 février.

Est-il vrai ce qu'on m'écrit, que le garde des sceaux et M. d'Argenson sont exilés? que l'abbé de Bernis a les affaires étrangères? Si cela est, celui qui a fait le traité de Vienne mettra sa gloire à le soutenir.

Le roi de Prusse m'a écrit une lettre assez tendre de Dresde, le 19 janvier. La czarine veut que j'aille à Pétersbourg. Je me tiendrai dans la Suisse. J'ai tâté des cours.

Portez-vous bien, madame, vous et votre aimable amie.

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Le fragment de votre lettre sur l'amiral Byng, monseigneur, fut rendu à cet infortuné par le secrétaire d'Etat, afin qu'elle pût servir à sa justification. Le conseil de guerre l'a déclaré brave homme et fidèle. Mais en même temps, par une de ces contradictions qui entrent dans tous les événements, il l'a condamné à la mort, en vertu de je ne sais quelle vieille loi, en le recommandant au pouvoir de pardonner, qui est dans la main du souverain. Le parti acharné contre Byng crie à présent que c'est un traître qui a fait valoir votre lettre, comme celle d'un homme par qui il avait été gagné. Voilà comme raisonne la haine; mais les clameurs des dogues n'empêchent pas les honnêtes gens de regarder cette lettre comme celle d'un vainqueur généreux et juste, qui n'écoute que la magnanimité de son cœur.

Je crois que vous avez été un peu occupé, depuis un mois, de la foule des événements, ou horribles, ou embarrassants, ou désagréables, qui se sont succédé si rapidement. Les gens qui vivent philosophiquement dans la retraite ne sont pas les plus à plaindre. Je crains d'abuser de vos moments et de vos bontés par une plus longue lettre il faut un peu de laconisme avec un premier gentilhomme de la chambre, qui a le roi et le Dauphin à servir, et avec celui qui est fait pour être dans les conseils et à la tête des armées.

Mme Denis vous idolâtre toujours, et il n'y a point de Suisse qui vous soit attaché avec un plus tendre respect que le Suisse VOLTAIRE.

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A Monrion, 14 février. L'esprit dans lequel j'ai écrit, monsieur, ce faible Essai sur l'histoire générale, a pu trouver grâce devant vous et devant quelques philosophes de vos amis. Non-seulement vous pardonnez aux fautes de cet ouvrage, mais vous avez la bonté de m'avertir de celles qui vous ont frappé. Je reconnais à ce bon office les sentiments de votre cœur, et le frère de ceux qui m'ont toujours honoré de leur amitié. Recevez, monsieur, mes sincères et tendres remerciments. Je passe l'hiver auprès de Lausanne, où je n'ai point mes livres : le peu que j'en ai pu conserver est à mon petit ermitage des Délices; ainsi je n'ai aucun secours pour vérifier les dates.

Il se peut que l'impératrice Constance fût fille du roi de Sicile Roger; mais il me semble que ce Roger vivait en 1101, et Henri VI, mari de Constance, en 1195. Il l'épousa, je crois, en 1186. Cette Constance avait des amants longtemps après cette époque. Il est bien difficile qu'elle soit 'fille de Roger; je crois me souvenir que plusieurs annalistes la font fille de Guillaume je consulterai mes Capitulaires, et surtout Giannone', quoiqu'il ne soit pas toujours exact.

1. Pierre Giannone, historien napolitain, dont l'ouvrage fut brulé à Rome en 1726. Il mourut en 1758, après vingt-deux ans de détention, âgé de soixantedouze ans. (ED.)

Le cardinal Polus pourrait bien avoir écrit la lettre à Léon X, longtemps avant d'être cardinal. C'est de milord Bolingbroke que je tiens l'anecdote de cette lettre; il en a parlé souvent à M. de Pouilli votre frère, et à moi.

Adrien IV, au lieu d'Alexandre III, est une inadvertance dans le cours de l'ouvrage, je dis toujours que c'est Alexandre III qui imposa une pénitence à Henri II, roi d'Angleterre, pour le meurtre de Thomas Becket. Je ne manquerai pas de rectifier ces erreurs, et j'oublierai encore moins l'obligation que je vous ai. Il y en a quelques autres encore que je corrige dans la nouvelle édition que font actuellement les frères Cramer. Ils m'ont arraché cet ouvrage que j'aurais dû garder longtemps avant de le laisser exposer aux yeux du public; mais, puisqu'il a trouvé grâce devant les vôtres, je ne peux me repentir.

J'ai l'honneur d'être, avec toute l'estime et la reconnaissance que je vous dois, monsieur, votre, etc.

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A Monrion, 16 février. Ce que vous me mandez, monsieur, du grand acteur Lekain, m'af flige et ne me surprend pas. C'est le sort de bien des talents, de ne recueillir que des traverses au lieu de récompenses. Si vous le voyez, je vous prie de lui dire que j'ai écrit à M. le maréchal de Richelieu, pour lui faire obtenir un congé à Pâques. Mais on m'a répondu qu'il n'était pas possible de lui donner ce congé cette année, puisqu'il en avait pris un de lui-même l'année passée. J'aimerais bien mieux qu'on augmentât sa part que de lui donner un congé. J'écrirai, j'insisterai; mais la recommandation d'un Suisse n'a pas grand pouvoir à Versailles.

Je ne sais où est actuellement votre ami M. Patu, que je possédai huit jours dans mon ermitage, avant qu'il allât en Italie. J'avais chez moi alors une de mes nièces qui commençait à être bien malade, et qui peut-être n'eut pas pour lui toutes les attentions qu'elle aurait eues si elle avait moins souffert. J'ai peur que ce petit contre-temps ne lui ait déplu. J'en serais très-fâché; je l'aime beaucoup, et je sens tout son mérite. Si vous lui écrivez, je vous prie de l'assurer de tous mes sentiments.

Vous me feriez beaucoup de plaisir, monsieur, de présenter mes respects à M. le duc d'Aïen et à Mme la comtesse de La Mark. Ce sont leurs suffrages qui font ma consolation dans les maux qui m'affligent. Je ne vis plus pour les sensations agréables, mais le plaisir de leur plaire me tiendra lieu de tous les autres. Comptez, monsieur, sur le sentiment d'une amitié véritable de ma part.

MMCDLXIII. A MADAME DE FONTAINE, A PARIS.

A Monrion, 19 février. Qu'est-ce que c'est donc, ma chère nièce, qu'une petite secte de la canaille, nommée la secte des margouillistes, nom qu'on devrait donner à toutes les sectes? On dit que ces misérables fanatiques, nés

des convulsionnaires et petits-fils des jansénistes, sont ceux qui ont mis, non pas le couteau, mais le canif à la main de ce monstre insensé de Damiens; que ce sont eux qui envoient du poison au Dauphin dans une lettre et qui affichent des placards; le tout pour la plus grande gloire de Dieu. Les honnêtes gens, par parenthèse, devraient me remercier d'avoir tant crié toute ma vie contre le fanatisme; mais les cours sont quelquefois ingrates.

Vous savez les coquetteries que me fait le roi de Prusse, et que la czarine m'appelle à Pétersbourg. Vous savez aussi qu'aucune cour ne me tente plus, et que je dois préférer la solidité de mon bonheur dans ma retraite, à toutes les illusions. Si j'en voulais sortir, ce ne serait que pour vous; ma santé exige de la solitude; je m'affaiblis tous les jours.

J'ai fait un effort pour jouer Lusignan; votre sœur a été admirable dans Zaïre; nous avions un très-beau et très-bon Orosmane, un Nérestan excellent, un joli théâtre, une assemblée qui fondait en larmes; et c'est en Suisse que tout cela se trouve, tandis que vous avez à Paris des margouillistes. Je vous ai bien regrettée; mais c'est ce qui m'arrive tous les jours.

Ayez grand soin de votre malheureuse santé; conservez-vous, aimezmoi. Mille tendres compliments à fils, à frère, à secrétaire'. Adieu, ma très-chère nièce; votre sœur ne vous écrit point aujourd'hui; elle apprend un rôle. Nous ne vous parlons que de plaisir : instruisez-nous des sottises de Paris.

MMCDLXIV. - A M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.

19 février.

Oui, sans doute, mon héros, le secrétaire d'État de la république de Platon aurait ri et dit quelques bons mots, car il en disait; mais tâchez de n'en pas dire.

Votre lettre sur ce pauvre amiral Byng lui a valu du moins quatre voix favorables, quoique la pluralité l'ait condamné à la mort. Il se passe dans tous les États des scènes singulières, et aucune ne vous surprend.

Je vous attends toujours, ou dans le conseil, ou à la tête d'une armée. Si les services et la capacité donnent les places sous un monarque éclairé, vous avez assurément plus de droits que personne. Mais quelque place que vous ajoutiez à celles que vous occupez, il y en a une que les rois ne peuvent ni donner ni ôter, c'est celle de la gloire. Jouissez de ce beau poste, il est à l'abri de la fortune.

Je vous assure, monseigneur, que vous prêchez à un converti, quand vous me conseillez de ne me rendre ni aux coquetteries du roi de Prusse, ni aux bontés de l'impératrice de Russie. Je préfère ma retraite à tout; et cette retraite est d'ailleurs absolument nécessaire à un malade qui tient à peine à la vie.

Permettez que je vous envoie ce qu'on m'écrit sur Lekain. S'il a

1. Florian. (ED.) · 2. Le marquis d'Argenson. (ED.)

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