Page images
PDF
EPUB

LENOX LIBRARY

NEW YORK

CORRESPONDANCE.

(SUITE.)

MMCDXLII.

--

·DE CHARLES-THÉODORE, ÉLECTEUR PALATIN. Manheim, ce 12 janvier.

Je vous suis très-obligé, monsieur, de l'Essai sur l'histoire générale que vous m'avez envoyé. Je le lirai avec toute l'attention que vos ouvrages méritent à si juste titre. On ne peut s'instruire plus solidement et plus agréablement que par des faits historiques choisis et traités par un génie tel que le vôtre.

Vous avez bien raison de dire que les siècles passés n'ont pas produit d'événements plus singuliers que ceux que nous voyons sous nos yeux. Ce siècle poli, qui devait même passer pour un siècle d'or, à peine est-il au delà de sa moitié, qu'il est souillé par l'assassinat d'un grand roi. Il me paraît que notre siècle ressemble assez à ces sirènes dont une moitié était une belle nymphe, et l'autre une affreuse queue de poisson. Ce serait pour moi une vraie satisfaction de pouvoir m'entretenir avec vous sur de pareilles matières, et j'espère même que, votre santé vous le permettant, les sentiments que vous voulez bien avoir pour moi me procureront bientôt ce plaisir. Si en tous cas vous en êtes empêché, faites-moi le plaisir de me confier vos idées sur la situation présente de l'Europe. Vous pouvez m'écrire en toute liberté; vous êtes dans un pays libre, et je suis aussi discret et aussi honnête homme qu'aucun de vos républicains.

Je vous prie d'être persuadé de l'estime toute particulière avec laquelle je suis, etc. CHARLES-THEODORE, électeur.

MMCDXLIII. A M. THIERIOT.

A Monrion, 13 janvier. Eh bien! vous courez donc de belle en belle, et vous prétendez qu'on ne meurt que de chagrin; ajoutez-y, je vous prie, les indigestions. Il n'a pas tenu à Robert-François Damiens que le descendant de Henri IV ne mourût comme ce héros. J'apprends dans le moment, et assez tard, cette abominable nouvelle. Je ne pouvais la croire; on me la confirme; elle glace le sang; on ne sait où l'on en est. Quoi, dans ce siècle! quoi, dans ce temps éclairé! quoi, au milieu d'une nation si polie, si douce, si légère, un Ravaillac nouveau! Voilà donc ce que produiront toujours des querelles de prêtres! les temps éclairés n'influeront que sur un petit nombre d'honnêtes gens : le vulgaire sera toujours fanatique. Ce sont donc là les abominables effets de la bulle VOLTAIRE. XXVIII

1

Unigenitus, et des graves impertinences de Quesnel, et de l'insolence de Le Tellier!

Je n'avais cru les jansénistes et les molinistes que ridicules, et les voilà sanguinaires, les voilà parricides!

Je vous supplie, mon ancien ami, de me mander ce que vous saurez de cet incroyable attentat, si votre main ne tremble pas. Écrivez-moi par Pontarlier les lettres arrivent deux jours plus tôt par cette voie. A Monrion, par Pontarlier, s'il vous plaît. C'est là que je passe mon hiver dans des souffrances assez grandes, en attendant que votre conversation les adoucisse dans ma petite retraite des Délices, auprès de Genève.

J'ai cette indigne édition de la Pucelle. Je me flatte qu'on n'en parle plus. Nous sommes dans le temps de tous les crimes.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

MMCDXLIV.

- A M. VERNES, A GENÈVE.

A Monrion, 13 janvier.

C'est une chose bien honorable pour Genève, mon cher et aimable ministre, qu'on imprime dans cette ville que Servet était un sot, et Calvin un barbare; vous n'êtes point calvinistes, vous êtes hommes. En France, on est fou; et vous voyez qu'il y a des fous furieux'. Ravaillac a laissé des bâtards: j'ai bien peur que celui-ci ne soit un prêtre janséniste. Les jésuites ont à se plaindre qu'il ait été sur leur marché.

Je ne sais encore aucun détail de cette horrible aventure. Si vous apprenez quelque chose dans votre ville où l'on apprend tout, faitesen part aux solitaires de Monrion. Je suis bien fâché que vous ne soyez venu dans cet ermitage que quand je n'y étais pas. Mme Denis et moi, nous vous faisons les plus sincères et les plus tendres compliments.

[blocks in formation]

A Monrion, le 16 janvier. Nous vous sommes très-obligés, monsieur, de nous avoir rassurés sur l'état du roi, après nos justes alarmes. Toutes les nouvelles s'accordent à dire qu'il est très-bien, et que cette affreuse catastrophe ne peut avoir aucune suite fâcheuse. Il est fort à désirer qu'on puisse faire parler ce monstre. C'est certainement un fou fanatique; mais, s'il a des complices, il est bien essentiel de les connaître. Mandez-moi tout ce que vous saurez. Nous sommes fort étonnés que vous n'ayez pas encore l'édition de mon oncle et l'Histoire générale. Il écrit positivement à M. Cramer pour qu'elle vous soit envoyée sur-le-champ. Nous sommes à Monrion depuis huit jours, et nous ne nous y portons pas trop bien l'un et l'autre. Écrivez-nous toujours aux Délices, car peut-être y retournerons-nous bientôt.

J'espère qu'après tant d'alarmes tout sera tranquille dans Paris avant quinze jours. Si l'on avait fait des Petites-Maisons pour le clergé et le

1. On venait d'apprendre l'attentat de Damiens. (ÉD.)

parlement, et qu'on eût jeté sur leurs querelles tout le ridicule qu'elles méritent, il y aurait eu moins de têtes échauffées, et par conséquent moins de fanatiques. Le public a mis trop d'importance à ces misères; de bons ridicules et de grands seaux d'eau, c'est la seule façon d'apaiser tout.

Mon oncle a fait à notre siècle plus d'honneur qu'il ne mérite, quand il a dit que la philosophie avait assez gagné en France, et que nos mœurs étaient trop douces actuellement pour craindre que les Français pussent dorénavant assassiner leur roi. Il est désespéré de s'être trompé, car il aime véritablement et la France et son roi; mais un fou ne fait pas la nation. Le roi est aimé, et mérite de l'être, à tous égards. Adieu, monsieur; songez quelquefois à vos amis des Délices, et soyez persuadé qu'ils ont pour vous la plus tendre et la plus inviolable amitié 1.

Il faut, mon cher et ancien ami, que la tête ait tourné à ce huguenot de Cramer, qui m'avait tant promis de vous apporter mes guenilles. Les étrangers me reprochent d'avoir insinué, dans plus d'un endroit, que, vous autres Français, vous êtes doux et philosophes. Ils disent qu'on assassine trop de rois en France pour des querelles de prêtres. Mais un chien enragé d'Arras, un malheureux convulsionnaire de Saint-Médard, qui croit tuer un roi de France avec un canif à tailler des plumes, un forcené idiot, un si sot monstre a-t-il quelque chose de commun avec la nation? Ce qu'il y a de déplorable, c'est que l'esprit convulsionnaire a pénétré dans l'âme de cet exécrable coquin. Les miracles de ce fou de Pâris, l'imbécile Montgeron, ont commencé, et Robert-François Damiens a fini. Si Louis XIV n'avait pas donné trop de poids à un plat livre de Quesnel, et trop de confiance aux fureurs du fripon Le Tellier, son confesseur, jamais Louis XV n'eût reçu de coup de canif. Il me paraît impossible qu'il y ait eu un complot; en ce cas, je suis justifié des éloges de ma nation : s'il y a un complot, je n'ai rien à dire.

Je vous embrasse tendrement, vous et le grand abbé2. N'oubliez jamais votre vieux et très-attaché camarade V.

MMCDXLVI.

A M. DALEMBERT.

A Monrion, 16 janvier.

Je vous envoie, mon cher maître, l'article Imagination, comme un boiteux qui a perdu sa jambe la sent encore un peu. Je vous demande en grâce de me dire ce que c'est qu'un livre contre ces pauvres déistes, intitulé la Religion vengée, et dédié à Mgr le Dauphin, dont le premier tome paraît déjà, et dont les autres suivront de mois en mois, pour mieux frapper le public.

Savez-vous quel est ce mauvais citoyen qui veut faire accroire à Mgr le Dauphin que le royaume est plein d'ennemis de la religion?

1. Ce commencement est de la main de Mme Denis. (ED.) 2. L'abbé Du Resnel. (ED.)

1

Il ne dira pas au moins que Pierre Damiens, François Ravaillac, et ses prédécesseurs, étaient des déistes, des philosophes. Pierre Damiens avait dans sa poche un très-joli petit Testament de Mons. Je crois l'auteur parent de Pierre Damiens.

Mandez-moi le nom du coquin, je vous prie, et le succès de son pieux libelle. Votre France est pleine de monstres de toute espèce. Pourquoi faut-il que les fanatiques s'épaulent tous les uns les autres, et que les philosophes soient désunis et dispersés! Réunissez le petit troupeau; courage. J'ai bien peur que Pierre Damiens ne nuise beaucoup à la philosophie.

Mme Denis et le solitaire Voltaire vous embrassent tendrement.

MMCDXLVII.

[ocr errors]

A MADAME DE FONTAINE, A PARIS.
A Monrion, 16 janvier.

Ceci est pour ma nièce, ma compagne en maladies; pour mon neveu le juge et le prédicateur, pour mon petit-neveu, pour M. de Florian, que j'embrasse tous du meilleur de mon cœur. Nous sommes un peu malades, Mme Denis et moi, à Monrion.

Les bons Suisses me reprochent d'avoir trop loué une nation et un siècle qui produisent encore des Ravaillac. Je ne m'attendais pas que des querelles ridicules produiraient de tels monstres. Je crois bien que Robert-François Damiens n'a point de complices; mais c'est un chien qui a gagné la rage avec les chiens de Saint-Médard; c'est un reste des convulsions. On ne doit pas me reprocher du moins d'avoir tant écrit contre le fanatisme; je n'en ai pas encore assez dit. S'il y a quelque chose de nouveau, nous prions instamment M. de Florian, qui n'épargne pas ses peines, de se souvenir de nous.

Songez à votre santé, ma chère nièce; j'ai fait un fort beau présent au grand Tronchin le guérisseur : il en est très-content.

Voici ce Testament 2 que vous demandez, ma chère enfant; je vous prie d'en donner copie sur-le-champ à M. d'Argental et à Thieriot. Ce nouveau Testament est meilleur que l'ancien qui court sous mon nom.

MMCDXLVIII. A M. PICTET, PROFESSEUR EN DROIT.

Monrion, 16 janvier. Mon très-aimable voisin, les Délices ne sont plus Délices quand vous n'êtes plus dans le voisinage; il faut alors être à Monrion. Votre souvenir me console; et l'espérance de vous revoir, au printemps, me donne un peu de force.

Je suis bien honteux pour ma nation qu'il y ait encore des Ravaillac; mais' Pierre Damiens n'est heureusement qu'un bâtard de la maison Ravaillac, qui a cru pouvoir tuer un roi avec un méchant petit canif à tailler des plumes. C'est un monstre, mais c'est un fou. Cet horrible accident ne servira qu'à rendre le roi plus cher à la nation, le parlement moins rétif, et les évêques plus sages.

1. Robert-François Damiens. (ED.) — 2., La Religion naturelle. (ÉD.)

« PreviousContinue »