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Et livre au fer tranchant, aux dévorantes flammes, Les temples, les palais, les enfants, et les femmes. Sa sœur tremblante accourt à ce tumulte affreux; Et, meurtrissant son sein, arrachant ses cheveux, Vers la reine expirante elle vole et l'appelle:

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Didon, il est donc vrai, tu me trompois, cruelle ! Quoi! ce bûcher fatal, ces autels, et ces feux, N'étoient donc de ta mort que les apprêts pompeux? Élise en tous les temps partagea ta fortune;

D'où vient que cette mort ne nous est pas commune?
Par d'aussi durs mépris peux-tu payer ma foi?
Didon, j'aurois du moins expiré près de toi!
Oui, la même douleur auroit, à la même heure,
Précipité nos jours dans la sombre demeure!
Ma main a donc dressé ce bûcher odieux!
Ma voix pour ton trépas invoquoit donc les dieux!
Et, par un piège affreux, ta cruelle prudence,
Pour assurer ta mort, s'assuroit mon absence!
Oui, Didon, tu perds tout par ce noir attentat,
Et toi-même, et ta sœur, et la ville, et l'état.
Courez, secondez-moi : de l'onde la plus pure
Que j'étanche son sang et lave sa blessure;
Et sur sa bouche encor s'il erre un vain soupir,
Que ma bouche du moins puisse le recueillir!
Vers le bûcher funèbre à ces mots élancée,
Et serrant dans ses bras sa sœur presque glacée,
Elle arrête son sang, la réchauffe. A ses cris,
Didon rouvre en mourant ses yeux appesantis;
Sa force l'abandonne; au fond de sa blessure,
Son sang en bouillonnant forme un triste murmure.

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Ter sese adtollens cubitoque adnixa levavit;
Ter revoluta toro est, oculisque errantibus alto
Quæsivit cœlo lucem, ingemuitque reperta.

Tum Juno omnipotens, longum miserata dolorem, Difficilisque obitus, Irim demisit Olympo, Quæ luctantem animam nexosque resolveret artus. Nam, quia nec fato, merita nec morte peribat, Sed misera ante diem, subitoque adcensa furore, Nondum illi flavum Proserpina vertice crinem Abstulerat, Stygioque caput damnaverat Orco. Ergo Iris, croceis per cœlum roscida pennis (4), Mille trahens varios adverso sole colores, Devolat, et supra caput adstitit: «Hunc ego Diti Sacrum jussa fero, teque isto corpore solvo. » Sic ait, et dextra crinem secat; omnis et una Dilapsus calor, atque in ventos vita recessit.

Trois fois, avec effort, sur un bras se dressant,
Trois fois elle retombe, et d'un œil languissant,
Levant un long regard vers le céleste empire,
Cherche un dernier rayon, le rencontre, et soupire.
Alors Junon, plaignant son pénible trépas,
Et de sa longue mort les douloureux combats,
Pour arracher son ame à sa prison mortelle,
Fait descendre des cieux sa courrière fidèle;
Car l'affreux désespoir ayant, avec le temps,
Par une mort précoce abrégé ses instants,
N'ayant point mérité son trépas par un crime,
La déesse qui règne au ténébreux abîme
Ne l'avoit point encor dévouée à la mort,
Ni coupé le cheveu d'où dépendoit son sort.
Sur son aile brillante, au soleil exposée,
Peinte de cent couleurs, humide de rosée,
Iris descend des cieux, s'arrête sur Didon:
« Je coupe le cheveu réservé pour Pluton,
C'en est fait; de tes jours ainsi finit la trame;
Des chaînes de ton corps je dégage ton ame, »
Lui dit-elle. A ces mots, sa secourable main
Tranche, avec le cheveu, son malheureux destin.
Proserpine l'attend sur la rive infernale;

Sa chaleur s'évapore, et son ame s'exhale.

NOTES

DU LIVRE QUATRIÈME.

Ce livre est peut-être celui de toute l'Énéide qui a valu à son auteur le plus d'admirateurs et de critiques; d'admirateurs, par les grandes beautés qu'il renferme, et de critiques, par l'extrême supériorité qu'il paroît avoir sur des chants dont le sujet est moins intéressant, mais dont la poésie est peut-être plus admirable. L'intérêt qui l'anime, et la perfection des détails, sont faits pour toucher toutes les classes de la société, et sur-tout celles qu'on ne sauroit émouvoir que par le tableau des grandes passions. Mais Virgile, forcé par le plan de son ouvrage de séparer Énée de Didon, a jeté malgré lui quelque défaveur sur son principal personnage; et les huit derniers livres ont dû souffrir de ce défaut inévitable: Énée a été accusé d'ingratitude, de perfidie, et de superstition. Le poëte latin, favori de Mécène, et courtisan d'Auguste, en employant le merveilleux de sa religion, ne s'est peut-être pas assez rendu compte de ce que pouvoient perdre un jour d'intérêt la puissance des Romains, leurs dieux, et leurs oracles; tandis que les peintures qu'il a faites d'un amour malheureux devoient produire une impression à jamais durable. Les femmes surtout se passionnent difficilement pour les intérêts politiques d'un grand peuple de l'antiquité; mais elles se mettent facilement à la place d'une amante abandonnée. Les oracles, Junon, Jupiter, et leurs ordres souverains n'égalent pas à leurs yeux une des larmes de l'amour malheureux. Virgile auroit pu éviter une partie de ces inculpations, en mettant dans la bouche d'Énée des expressions plus touchantes de

douleur et de regret ; par exemple, au lieu de lui faire dire: « Si j'eusse été le maître de mon sort, je serois encore à Troie, << occupé de rebâtir ses murailles et les temples de nos dieux,>> peut-être eût-il été convenable qu'il lui fît expliquer ses regrets d'une manière plus consolante pour Didon, comme l'a fait M. Le Franc de Pompignan dans les vers qui sui

vent:

Hélas! si de mon sort j'avois ici le choix,

Bornant à vous aimer le bonheur de ma vie,
Je tiendrois de vos mains un sceptre, une patrie.
Les dieux m'ont envié le seul de leurs bienfaits

Qui pouvoit réparer tous les maux qu'ils m'ont faits.

Didon, act. III, sc. v.

person

Voilà qui est dans toutes les règles de notre galanterie. Mais il faut avouer qu'il n'y a pas de peuple où le nage d'Énée pût moins réussir que chez les Français, accoutumés dans leurs représentations théâtrales à une espèce d'idolâtrie pour les femmes, et à voir les plus grands intérêts sacrifiés à ceux de l'amour: c'est peut-être une suite de l'esprit de chevalerie, que les anciens connoissoient moins que nous. Homère en est encore plus éloigné que Virgile; ses dieux mêmes tiennent un langage que réprouveroient les hommes les moins polis de nos temps; c'est ce que l'on peut sur-tout remarquer dans le cinquième chant de l'Odyssée, lorsque Mercure dit à la nymphe Calypso, empressée de connoître l'objet de sa visite: « C'est Jupiter qui m'a or« donné de me rendre dans ton île ; j'y parois malgré moi. » Ce livre est composé de deux parties distinctes, mais très bien liées, et toutes deux également parfaites: la partie épique, et la partie dramatique. Suivons d'abord les traces de celle-ci.

Les deux principaux personnages sont, dès le commencement, placés dans la situation la plus dramatique: Énée, entre ses devoirs et l'amour; Didon, entre le serment de fidélité qu'elle a fait aux cendres de son époux et sa passion

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