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A son côté pendoit une éclatante épée,
Où se dessine en cercle une étoile jaspée :
De son épaule tombe un manteau précieux,
Où d'une riche pourpre étincellent les feux;
Et de ce beau tissu, brodé par son amante,
L'or flexible parcourt la trame éblouissante.

Le dieu l'aborde : « Eh quoi ! dans des moments si chers,
Oubliant tes destins, oubliant l'univers,

Tu bâtis donc Carthage! Esclave d'une femme,

Voilà donc les grands soins qui remplissent ton ame!

Le souverain du monde et le maître des dieux

M'a député vers toi de la voûte des cieux.
Va le trouver, mon fils, m'a-t-il dit: qui l'arrête?
S'il peut d'un vaste empire oublier la conquête,
Si sa propre grandeur ne le peut émouvoir,
De sa postérité pourquoi trahir l'espoir?
Pourquoi trahir un fils sur qui déja se fonde
Le sort de l'Italie et l'empire du monde? »
Il dit, et s'évapore, et disparoît dans l'air.
Le héros, à l'aspect du fils de Jupiter,
Reste interdit; sa voix sur ses lèvres s'arrête,
Et ses cheveux d'horreur se dressent sur sa tête.

Il brûle de partir et d'obéir aux dieux;

Mais comment s'arracher à ces aimables lieux?

Et son amante, hélas!... où, quand, par quelle adresse,

A ce fatal départ préparer sa tendresse?

Comment l'en prévenir? et par où commencer?

Son ame irrésolue hésite à se fixer;

Il veut, il se repent, et cette incertitude

Égare

en cent projets sa vague inquiétude;

Classem aptent taciti, socios ad litora cogant; Arma parent, et, quæ sit rebus caussa novandis, Dissimulent; sese interea, quando optima Dido Nesciat, et tantos rumpi non speret amores, Tentaturum aditus, et quæ mollissima fandi Tempora, quis rebus dexter modus. Ocius omnes Imperio læti parent, ac jussa facessunt.

At regina dolos, quis fallere possit amantem (37)! Præsensit, motusque excepit prima futuros, Omnia tuta timens. Eadem impia Fama furenti Detulit armari classem, cursumque parari.

Sævit inops animi, totamque incensa per urbem
Bacchatur; qualis commotis excita sacris
Thyias, ubi audito stimulant trieterica Baccho
Orgia, nocturnusque vocat clamore Citharon.

Tandem his Ænean compellat vocibus ultro: « Dissimulare etiam sperasti, perfide, tantum (38) Posse nefas, tacitusque mea decedere terra? Nec te noster amor, nec te data dextera quondam, Nec moritura tenet crudeli funere Dido? Quin etiam hiberno moliris sidere classem, Et mediis properas Aquilonibus ire per Crudelis! Quid? si non arva aliena domosque

altum,

Mais son esprit flottant se détermine enfin.

Il convoque les chefs, leur ouvre son dessein:

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Qu'on équipe la flotte, et qu'on s'arme en silence;

Que d'un prétexte adroit la trompeuse apparence

Colore ces apprêts. Lui, tandis que Didon
A son crédule amour se livre sans soupçon,
Pour disposer son ame à ce grand sacrifice,
Il épiera le temps, le lieu le plus propice.
A ces mots, s'empressant d'obéir à sa voix,
Les Troyens enchantés exécutent ses lois.

"

Mais la reine... ah! qui peut tromper l'œil d'une amante?

Même avant le danger elle est déja tremblante.

Par des pressentiments ou des avis secrets,
La reine la première a su tous ces apprêts.
Déja la Renommée, indiscrète déesse,

A de ce bruit fatal consterné sa tendresse.
Soudain un noir courroux allume ses regards:
Furieuse, égarée, et les cheveux épars,
Elle vole, pareille à la jeune bacchante
Qui dans l'ombre des nuits, échevelée, errante,
Ivre du dieu puissant qui maîtrise son cœur,
Par de saints hurlements exhale sa fureur.

Enfin dans ses transports elle rencontre Énée,

Et livre ainsi passage à sa rage effrénée :

« Perfide! as-tu bien cru pouvoir tromper mes yeux?
As-tu cru me cacher ton départ odieux?
Quoi! notre amour... la foi que tu m'avois donnée...
Quoi! la triste Didon, à mourir condamnée...
Rien ne t'arrête! Hélas! si tu fuis pour toujours,
Fais-moi mourir, ingrat, sans exposer tes jours:

Ignotas peteres,et Troja antiqua maneret,
Troja per undosum peteretur classibus æquor!
Mene fugis? Per ego has lacrimas, dextramque tuam, te,
Quando aliud mihi jam miseræ nihil ipsa reliqui,
Per connubia nostra, per inceptos hymenæos,
Si bene quid de te merui, fuit aut tibi quidquam
Dulce meum, miserere domus labentis, et istam,
Oro, si quis adhuc precibus locus, exue mentem!

Te propter Libycæ gentes Nomadumque tyranni
Odere; infensi Tyrii; te propter eumdem
Exstinctus pudor, et, qua sola sidera adibam,
Fama prior. Cui me moribundam deseris, hospes?
Hoc solum nomen quoniam de conjuge restat.

Quid moror? an mea Pygmalion dum monia frater
Destruat, aut captam ducat Gætulus Iarbas?

Saltem si

qua mihi de te suscepta fuisset Ante fugam soboles; si quis mihi parvulus aula Luderet Æneas, qui te tamen ore referret,

Non equidem omnino capta ac deserta viderer. »

Vois ce ciel orageux, cette mer menaçante :
Perfide! est-ce le temps de quitter ton amante?
Ah! quand tu n'irois point dans de lointains climats
Chercher un triste exil et de sanglants combats;
Quand Troie encor du Xanthe orneroit les rivages,
Irois-tu chercher Troie à travers les naufrages?
Est-ce moi que tu fuis? Par ces pleurs, par ta foi,
Puisque je n'ai plus rien qui te parle pour moi,
Par l'amour, dont mon cœur épuisa les supplices,
Par l'hymen dont à peine il goûtoit les délices,
Si mes bienfaits ont pu soulager ton malheur,
Si mes foibles attraits ont pu toucher ton cœur,
Songe, ingrat, songe aux maux où ta fuite me laisse;
Et par pitié du moins, au défaut de tendresse,

Si pourtant la pitié peut encor t'émouvoir,
Romps cet affreux projet, et vois mon désespoir!
Pour toi de mes sujets j'ai soulevé la haine;

J'ai bravé tous les rois de la rive africaine;

J'ai perdu la pudeur, ce trésor précieux,

Qui me rendoit si fière, et m'égaloit aux dieux.
Cher hôte! puisque enfin la fortune jalouse
Défend un nom plus tendre à la plus tendre épouse,
A qui vas-tu livrer la mourante Didon?

Malheureuse! eh! qu'attendre en ce triste abandon?
Que mon frère en courroux mette en cendres Carthage!
Qu'larbe triomphant m'entraîne en esclavage!
Encor si quelque enfant, doux fruit de notre amour,
Charmoit l'affreux désert où tu laisses ma cour,

Je ne me croirois pas entièrement trahie,

Et ton image au moins consoleroit ma vie ! »

T. IV. ÉNÉIDE. II.

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