Page images
PDF
EPUB

A peine il sommeilloit, soudain le dieu sinistre,
De la cruelle Mort le frère et le ministre,
Avec le gouvernail, avec une moitié

De la poupe en éclats, d'une main sans pitié
Pousse le malheureux: précipité dans l'onde,
Il appelle les siens sous la vague profonde;
Sa voix meurt avec lui dans le gouffre des mers,
Et le dieu malfaisant disparoît dans les airs.

Cependant, sur la foi de l'époux d'Amphitrite,
Le vaisseau sans effort suit sa course prescrite.
Des Sirènes bientôt s'offrent les bords affreux,
Blanchis des ossements de tant de malheureux,
Où, par les rocs bruyants sans cesse repoussée,
Sans cesse vient mugir la vague courroucée.
Le héros se réveille: il voit tous ses vaisseaux
Sans guide, abandonnés à la merci des eaux :
Lui-même il les conduit dans la nuit ténébreuse;

Et, pleurant d'un ami la perte douloureuse,

સ્

Infortuné, dit-il, dont l'œil fut trop séduit

Par le perfide éclat d'une brillante nuit,
Sur des bords inconnus, malheureux Palinure,
Ton corps va donc languir privé de sépulture!

ע

NOTES

DU LIVRE CINQUIÈME,

PAR M. DE FONTANES.

Ce cinquième livre est peut-être celui dont Virgile a travaillé tous les détails avec le plus d'art et de soin. Dans ceux qui précédent et dans ceux qui suivent, l'imagination et l'ame sont intéressées par des tableaux tour-à-tour sublimes ou touchants. Le naufrage des Troyens, leur arrivée à Carthage, leur séjour dans cette ville qui s'élève pour être un jour l'ennemie de celle qu'ils vont fonder en Italie, le récit de leurs longs malheurs, l'incendie de Troie et la chute de l'empire de Priam, la rencontre d'Énée et d'Andromaque en Épire, les amours et la fin tragique de Didon, la descente aux enfers, les grandeurs futures du peuple romain, annoncées de loin dans des visions prophétiques; enfin, ce long enfantement d'un empire qui doit soumettre le monde, et qui commence dans les cabanes du Latium : tous ces sujets ont dû facilement élever le génie de l'épopée, et sont faits pour plaire à tous les lecteurs. Mais ici le poëte n'a peint que des jeux; il n'étoit plus soutenu par l'intérêt des grands événements ou d'une grande passion, et dès-lors il ne pouvoit attacher qu'à l'aide d'une versification parfaite. Aussi n'a-t-il jamais porté plus loin le talent de la difficulté vaincue et les effets du style pittoresque. Chaque vers est un prodige d'harmonie; et c'est pour cette raison, sans doute, que Montaigne préféroit ce livre à tous les

autres.

Ce jugement n'a pas été celui de quelques critiques, d'ailleurs estimables, qui veulent retrouver par-tout le genre d'émotion nécessaire à la scène tragique. Le cinquième livre leur paroît froid après le quatrième. Ces critiques ont oublié que les règles de la tragédie et de l'épopée ne sont pas les mêmes. C'est ici le lieu d'insister sur cette différence essentielle, déja indiquée dans la préface.

La tragédie, développant un seul fait dans un seul lieu et dans un seul jour, doit, jusqu'au dénouement, agiter l'ame des spectateurs par le passage continuel de la crainte à l'espérance, et de l'espérance à la crainte. Elle doit les effrayer ou les attendrir, sans leur permettre aucun repos. Si elle leur laisse quelque distraction, la terreur et la pitié s'éloignent et disparoissent. Mais l'épopée a plus d'espace et de temps pour disposer son action: en marchant toujours vers le même but, elle peut prendre quelques détours agréables pour embellir son chemin. Tour-à-tour pathétique et riante, voluptueuse et terrible, guerrière et champêtre, elle doit avoir, en quelque sorte, la variété de toutes les scènes de la nature qu'elle embrasse. Les épisodes, qui sont un défaut dans la tragédie, deviennent, au contraire, l'ornement de l'épopée, quand le goût sait les choisir et les placer, en les subordonnant à l'action générale. Ces principes sont fondés sur la nature des divers genres, et ne peuvent être contestés. Ainsi donc l'auteur de l'Énéide a pu, comme l'auteur de l'Iliade, passer des plus fortes émotions dramatiques à d'amusantes descriptions qui varient son récit et reposent ses lecteurs. Achille, encore plein de son désespoir, fait célébrer des jeux autour du bûcher de Patrocle, comme Énée autour du tombeau d'Anchise. On n'ignore pas que ces jeux avoient, dans l'antiquité, la plus haute importance: ils se mêloient aux cérémonies les plus solennelles; leur établissement et leur retour marquoient les plus grandes époques historiques; et, sous ce point de vue, ils sont très bien placés dans un poëme où Virgile

chante le fondateur de sa nation. Ce cinquième livre a d'ailleurs d'autres avantages: il fait connoître quelques uns des principaux acteurs qui doivent jouer un rôle dans la suite du poëme. Au nombre des athlètes, paroissent Nisus et Euryale, dont la mort nous fera verser tant de larmes dans le neuvième livre; et ce brave Mnesthée, qui défendra le camp des Troyens contre Turnus pendant l'absence d'Enée.

[blocks in formation]

Fida reor fraterna Erycis, portusque Sicanos, etc.

Éryx, selon la fable, étoit fils de Vénus et de Butès; il régnoit sur un canton de la Sicile, appelé de son nom Érycie. Se croyant invincible aux exercices du pugilat et du ceste, il osa défier Hercule, et fut tué dans le combat. Virgile appelle les bords de cette contrée litora fraterna, parceque Énée étoit aussi fils de Vénus, et par conséquent frère d'Éryx. Non loin même fut bâti un temple à Vénus, qu'on surnomma Érycine,

Tum vicina astris Erycino in vertice sedes

Fundatur Veneri Idaliæ;

comme le dit Virgile à la fin de ce même livre.

(2) Hæc ubi dicta, petunt portus, etc.

Le port où relâche Énée est celui de Drépane, maintenant Trapano, au pied du mont Saint-Julien, autrefois le mont Éryx, dans le Val de Mazara. Il faut se rappeler ces vers du troisième livre:

Hinc Drepani me portus et illætabilis ora

Adcipit. Hic, pelagi tot tempestatibus actus,
Heu! genitorem, omnis curæ casusque levamen,
Amitto Anchisen, etc.

C'est en sortant du port de Drépane, où il a perdu Anchise, que le héros troyen est jeté par la tempête sur les

côtes de Carthage; c'est en quittant la cour de Didon qu'il revient à ce même port, et qu'il y célèbre les funérailles de son père. Un an s'est écoulé dans l'intervalle, dit Énée lui

même:

Annuus exactis completur mensibus orbis....

Ainsi la durée de l'action épique n'a point de bornes précises; elle comprend plus d'une année dans l'Énéide, et n'a deux mois dans l'Iliade.

pas

(3)

Occurrit Acestes, etc.

Veut-on voir avec quelle exactitude Virgile avoit rassemblé toutes les anciennes origines, toutes les traditions nationales, il faut ouvrir Denys d'Halicarnasse. Il conduit Énée par la même route; il le fait aborder aux mêmes lieux, bâtir les mêmes villes, et combattre les mêmes peuples: il nous apprend aussi qu'Aceste ou Egeste (car divers auteurs lui donnent indifféremment ces deux noms) étoit d'origine troyenne, et gouvernoit une partie de la Sicile. Voici àpeu-près les paroles de l'historien (liv. I, ch. 11):

«Quand Énée, dit-il, approcha de la Sicile, la violence « des vents, si fréquents sur cette mer, le contraignit à des« cendre dans l'ile, en un endroit appelé Drépane, où il << rencontra une colonie de ses compatriotes, sortis de Troie << avant lui, sous la conduite d'Hélyme et d'Égeste ou Aceste. << Ceux-ci, dont le vent avoit favorisé la route, étoient arri«vés promptement en Sicile; ils s'y étoient établis près du « fleuve Crinise, dans un canton que leur avoient cédé les « Sicaniens, en considération d'Aceste, né et élevé dans leur « patrie, par l'aventure que je vais raconter:

"

« L'aïeul d'Aceste, homme illustre et de race troyenne, «eut quelque différent avec Laomédon. Le roi le fit mou<< rir avec tous ses enfants mâles : il épargna ses filles; mais, << trouvant dangereux de leur permettre quelque alliance avec les Troyens, il les remit à des marchands, avec ordre T. IV. ÉNÉIDe. ii.

13

« PreviousContinue »