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les perpétuelles réunions de plusieurs petits états qui ont produit cette diminution. Autrefois chaque village de France était une capitale, il n'y en a aujourd'hui qu'une grande; chaque partie de l'état était un centre de puissance : aujourd'hui tout se rapporte à un centre, et ce centre est, pour ainsi dire, l'état même.

CHAPITRE XXV.

Continuation du même sujet.

Il est vrai que l'Europe a, depuis deux siècles, beaucoup augmenté sa navigation; cela lui a procuré des habitans, et lui en a fait perdre. La Hollande envoie tous les ans aux Indes un grand nombre de matelots, dont il ne revient que les deux tiers; le reste périt ou s'établit aux Indes même chose doit à peu près arriver à toutes les autres nations qui font ce commerce.

Il ne faut point juger de l'Europe comme d'un état particulier qui y ferait seul une grande navigation. Cet état augmenterait de peuple, parce que toutes les nations voisines viendraient prendre part à cette navigation; il y arriverait des matelots de tous côtés. L'Europe, séparée du monde par la religion (a), par de vastes mers, et par des déserts, ne se répare pas ainsi.

(a) Les pays mahométans l'entourent presque partout.

:

CHAPITRE XXVI.

Conséquences.

De tout ceci il faut conclure que l'Europe est encore aujourd'hui dans le cas d'avoir besoin de lois qui favorisent la propagation de l'espèce humaine aussi, comme les politiques grecs nous parlent toujours de ce grand nombre de citoyens qui travaillent à la république, les politiques d'aujourd'hui ne nous parlent que des moyens propres à l'augmenter.

CHAPITRE XXVII.

De la loi faite en France pour encourager la propagation de l'espèce.

Louis XIV ordonna (a) de certaines pensions pour ceux qui auraient dix enfans, et de plus fortes pour ceux qui en auraient douze; mais il n'était pas question de récompenser des prodidiges. Pour donner un certain esprit général qui portât à la propagation de l'espèce, il fallait établir, comme les Romains, des récompenses générales ou des peines générales.

(a) Édit de 1666, en faveur du mariage.

CHAPITRE XXVIII.

Comment on peut remédier à la dépopulation.

Lorsqu'un état se trouve dépeuplé par des accidens particuliers, des guerres, des pestes, des famines, il y a des ressources. Les hommes qui restent peuvent conserver l'esprit de travail et d'industrie; ils peuvent chercher à réparer leurs malheurs et devenir plus industrieux par leur calamité même. Le mal presque incurable est lorsque la dépopulation vient de longue main par un vice intérieur et un mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri par une maladie insensible et habituelle; nés dans la langueur et dans la misère, dans la violence ou les préjugés du gouvernement, ils se sont vus détruire, souvent sans sentir les causes de leur destruction; les pays désolés par le despotisme ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïcs en sont deux grands exemples.

Pour rétablir un état ainsi dépeuplé, on attendrait en vain des secours des enfans qui pourraient naître. Il n'est plus temps; les hommes, dans leurs déserts, sont sans courage et sans industrie. Avec des terres pour nourrir un peuple, on a à peine de quoi nourrir une famille. Le bas peuple, dans ces pays, n'a pas même de part à

leur misère, c'est-à-dire aux friches dont ils sont remplis. Le clergé, le prince, les villes, les grands, quelques citoyens principaux, sont devenus insensiblement propriétaires de toute la contrée : elle est inculte; mais les familles détruites leur en ont laissé les pâtures, et l'homme de travail n'a rien.

Dans cette situation, il faudrait faire dans toute l'étendue de l'empire ce que les Romains faisaient dans une partie du leur; pratiquer dans la disette des habitans ce qu'ils observaient dans l'abondance, distribuer des terres à toutes les familles qui n'ont rien, leur procurer les

moyens de les défricher et de les cultiver. Cette distribution devait se faire à mesure qu'il y aurait un homme pour la recevoir; de sorte qu'il n'y eût point de moment perdu pour le travail.

CHAPITRE XXIX.

Des hôpitaux.

Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas. Celui qui n'a aucun bien et qui travaille est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenu sans travailler. Celni qui n'arien, et qui a un métier, n'est pas plus pauvre que celui qui a dix arpens de terre en propre, et qui doit les travailler pour subsister. L'ouvrier

qui a donné à ses enfans son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s'est multiplié à proportion de leur nombre. Il n'en est pas de même de celui qui a dix arpens de fonds pour vivre, et qui les partage à ses enfans.

Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n'ont que leur art, l'état est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un état bien policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail.

Quelques aumônes que l'on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent point les obligations de l'état, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé.

Aureng-Zeb (a), à qui on demandait pourquoi il ne bâtissait point d'hôpitaux, dit : « Je rendrai mon empire si riche, qu'il n'aura pas besoin d'hôpitaux. » Il aurait fallu dire : Je commencerai par rendre mon empire riche, et je bâtirai des hôpitaux.

Les richesses d'un état supposent beaucoup d'industrie. Il n'est pas possible que, dans un si grand nombre de branches de commerce, il n'y en ait toujours quelqu'une qui souffre, et dont (a) Voyez Chardin, Voyage de Perse, tome VII

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