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CHRONIQUE

La Société d'histoire littéraire de la France a tenu son assemblée générale annuelle le jeudi 6 décembre 1906, à 5 heures du soir, dans la salle n° 5 du Collège de France, sous la présidence de M. Arthur CHUQUET, qui a ouvert la séance par l'allocution suivante :

« Messieurs, notre actif et habile secrétaire-général va vous dire que notre situation est prospère et, en effet, nous avons, comme il disait l'an dernier, un petit bénéfice; mais, ainsi qu'il l'ajoutait très sagement, nous devons songer à l'avenir et garder ce bénéfice pour faire face aux besoins et embarras qui peuvent se produire.

« Je n'ai pas à louer notre Revue. Il me semble qu'elle est de mieux en mieux meublée et que toutes les époques de notre littérature moderne, du XVIe siècle à nos jours, sont presque également représentées dans chacun de nos numéros. C'est encore à notre secrétaire-général, à notre sergent de bataille, à ses appels et rappels, à ses brillantes qualités de manager, que nous devons cette heureuse variété de communications.

« Nous avons perdu quelques-uns de nos membres, MM. J. Monteil, A. Bixio, Paul Dupont, Achille Delboulle et Alexandre Beljame.

<< Paul Dupont, ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de rhétorique aux lycées du Mans, de Laval et de Douai, maître de conférences de littérature latine à Douai, puis professeur de littérature française à l'Université de Lille et doyen de la Faculté des lettres, mort le 3 janvier 1906 après une courte maladie, était simple de caractère et de façons. Dès l'École Normale ce grand garçon à la belle carrure, aux yeux gris et aux cheveux roux, plaisait à tous par la franchise de son langage et par l'aménité de ses manières; pas de suffisance, pas de prétentions, beaucoup de naturel et de modestie. Aussi nul n'a été surpris qu'il ait expressément défendu tout discours sur sa tombe. Ses collègues et ses élèves de Douai et de Lille ont déploré sa perte. Ils regrettent encore et l'homme et le professeur : l'homme bon et loyal qui, tout en se tenant sur la réserve, tout en gardant la mesure, savait inspirer à quiconque l'approchait une sympathie profonde; le professeur qui ne songeait qu'à se rendre utile à ses auditeurs et qui savait les instruire et les charmer par la finesse et la solidité de ses jugements, par un bon sens délicat et ferme à la fois, par ce qu'il mettait de souriante sagesse et de douceur attique dans son enseignement. Il a plus agi par sa parole que par ses livres : les étudiants de Lille ont reconnu dans leur revue Lille-Université l'influence bienfaisante qu'il exerçait sur eux, et le recteur de l'Académie a rappelé qu'il avait su remplir sa tâche de doyen de la Faculté de Lille, jeter comme un pont entre l'Université et la société, faire de sa maison un lieu de réunion où les Lillois, universitaires ou non, apprenaient à se connaître et à s'estimer.

Comme beaucoup de lettrés, Dupont se défiait de lui-même, et il n'était pas, si je puis dire, assez oseur pour être auteur. Un jour, il y a quatre ou cinq ans, je le rencontrai sur les quais; il me parla de la difficulté d'écrire et me dit qu'il croyait au dicton nulla dies sine linea, mais qu'il n'avait ni le temps ni la force de le pratiquer.

« Il a réimprimé en 1901 le premier dictionnaire de l'Académie française. Ce Dictionnaire, paru en 1694, et devenu rare et cher, est celui dont Fénelon disait qu'il était le trésor du bon langage dans le beau siècle de la France et servait de clefs aux bons livres. Dupont en fit exécuter une reproduction en fac-similé.

« Mais ce qu'il faut surtout citer et louer, c'est sa thèse française de doctorat ès lettres, son étude sur Houdar de la Motte, qu'il publia en 1898. Elle offre de grands mérites, il y a mis sa science et sa conscience, et cette sûreté de goût dont il fit toujours preuve.

Il montre dans La Motte un poète médiocre et artificiel comme pas un, platement imitateur et froidement désordonné dans ses odes, dépourvu du sens de la nature dans ses églogues, banal dans ses tragédies qui ne sont que des pièces d'écolier, mettant de tout dans ses fables, même de la politique et de la physique, capable d'abréger et d'expurger l'Iliade et de l'adapter aux convenances de son temps. Mais Dupont fait voir que La Motte mérite néanmoins une assez bonne place dans l'histoire de la critique. Certes, malgré tout et bien qu'il semble de premier abord un hardi novateur, La Motte est resté timide; il fait fi de l'imagination, il ne voit que la logique, et pour lui la poésie ne consiste que dans la forme. Il a toutefois quelques pensées neuves; il a, quoique académicien, combattu le principe d'autorité et revendiqué les droits de l'esprit d'examen; il a osé reprendre contre les règles la campagne commencée par Fontenelle : il a cru au progrès; s'il ne comprend pas le véritable Homère, il attaque le faux Homère de ses contemporains; s'il se révolte contre l'antiquité, c'est pour proposer à l'admiration des hommes le XVIe siècle. Bref, dans ce livre judicieux et impartial Dupont a ressuscité jusqu'en ses moindres détails la physionomie un peu effacée et trop oubliée de La Motte, de cet homme de transition, comme il l'appelle, de ce poète philosophe, comme il le qualifie sur le titre même de sa thèse.

«M. Achille Delboulle, ancien professeur au lycée du Havre, décédé le 20 décembre 1905, dans sa 72° année, à Grandcourt (Seine-Inférieure), fut un des plus profonds connaisseurs de notre vocabulaire d'autrefois.

« Il a publié des textes.

et, par exemple, dans l'année 1891 il fit

paraître trois éditions à la fois : Le Livre de l'institution de la femme chrétienne, œuvre latine de Louis Vivės, mise en français par Pierre de Changy, et il vante avec raison dans son introduction les tours heureux, les expressions pittoresques de Changy et la bonhomie, la naïveté que l'écuyer prète au raisonnable, mais un peu verbeux latiniste;

« Anacréon et les poèmes anacréontiques où il joint au texte grec d'Anacreon et de ses disciples les traductions et imitations de nos poètes du xvIe siècle; «<les Fables de la Fontaine où il réunit en un commentaire curieux et neuf une foule de notes littéraires, rapprochements et comparaisons qui éclairent le texte du fabuliste et qui avaient échappé aux précédents éditeurs.

<< Mais, avant tout, Delboulle était lexicographe. Il a joint à son texte de Changy un glossaire où il relève des mots et des sens de mots absents des dictionnaires, et dans les Fables de la Fontaine il donne un lexique explicatif des termes difficiles ou tombés en désuétude.

<«< Ses études de lexicographie dataient de loin. Il avait débuté en 1876 dans la carrière philologique par un Glossaire de la vallée d'Yeres suivi en 1877 d'un Supplement. C'était, avouons-le, un travail d'amateur qui trahit beaucoup d'inexpérience; Delboulle propose des étymologies inacceptables et il a fait entre le patois de sa vallée et l'ancienne langue des rapprochements forcés. Mais dans sa province il s'est mis au courant des plus récents travaux et ce Glossaire d'Yères temoigne de la variété de ses connaissances et de la variété de son esprit; il offre une lecture attachante et souvent instructive.

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L'ouvrage qu'il publia en 1880: Matériaux pour servir à l'histoire du français, est bien meilleur. Non qu'il soit sans défauts; Delboulle n'avait pas entièrement dépouillé les quatre-vingts auteurs dont il donnait la liste en tête de son volume. Mais il entrait décidément dans la voie qu'il allait parcourir infatigablement et avec un grand succès; il s'était fixé son but, et il l'a rempli : fournir aux lexicographes futurs les matériaux qu'il recueillait dans ses lectures et leur apporter des exemples plus anciens que ceux de Littré, et même, avec exemples à l'appui, des mots omis par Littré.

<< Vous vous souvenez de sa collaboration active à notre Revue et de ses contributions si précieuses pour l'histoire de la langue, de ses notes lexicologiques qu'il a menées à travers douze années de notre recueil depuis le mot abaisser jusqu'au mot fuyant. Delboulle disait que les mots étaient des idées et qu'on doit savoir autant que possible quand ils ont commencé à voler sur les lèvres humaines. Tous ceux qu'il a étudiés n'avaient dans les lexiques qu'un historique insuffisant, et, sans fixer irrévocablement la date de leur naissance, Delboulle a reculé cette date de plusieurs années, voire de plusieurs siècles.

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« Mais il a donné d'autres articles importants à notre Revue. Tantôt il fait l'historique de inots d'origine grecque passés dans notre langue, à une date inconnue pindariser, que ni Rabelais ni Ronsard n'ont inventé; philologie, qui existe antérieurement à Scaliger; sycophante, déjà usité au xvie siècle; invaincu et offenseur, répandus aux Xive et au XVe siècles; baser, condamné par Viennet, par Royer-Collard et par Caro, spirituellement défendu par Sainte-Beuve et employé en 1613 par Nostre-Dame; gastronomie, qui fut non pas créé par Berchoux, mais francisé sans doute par le père Garasse; aristocrate, démocrate, monarchiste, qu'on trouve dans l'ouvrage de Bonivard, les Chroniques de Genève. Tantôt il recherche avec sagacité l'origine de certaines historiettes du moyen âge comme celle de l'Enfant gâté devenu criminel. Tantôt il relève dans l'œuvre de Marnix, le Tableau des différends de la religion, le grand nombre de mots bouffons et de locutions plaisantes que le polémiste belge a puisés sans scrupule dans Rabelais, ou bien il démontre les emprunts que Montaigne a faits au Plutarque d'Amyot, ou bien il prouve que Charron a pillé Montaigne. « Charron, dit Delboulle, pille avec choix, avec discernement; il sait que son style est correct et froid, plat et terne; pour lui donner du relief, pour l'égayer et le colorer, il prendra à Montaigne ici un mot signifiant, là un trait saillant, une de ces maximes qui frappent l'esprit et le tiennent en éveil, ailleurs enfin et très souvent de longs passages qu'il copie textuellement. >>

« Delboulle a collaboré pareillement à la Romania et à la Revue critique, et je ne puis oublier les articles sévères qu'il a consacrés dans la Revue critique à diverses publications, aux poésies de Gilles le Muisit, où il censure vertement les erreurs de Kervyn de Lettenhove, et principalement au Dictionnaire de l'ancienne langue française de Godefroy. Il avait d'abord admiré ce Dictionnaire; il était, disait-il, émerveillé du premier volume, surtout lorsqu'il comparait l'œuvre à celle de La Curne. Mais, tout en rendant hommage aux recherches laborieuses et à l'opiniâtre persévérance de Godefroy, il constata bientôt qu'il manquait dans ce Dictionnaire une incalculable quantité de mots et que l'auteur avait accueilli arbitrairement et au hasard une multitude d'autres termes sur lesquels Littré nous renseignait suffisamment. Il aurait voulu que Godefroy fit un recueil de tous les mots disparus depuis l'origine de notre langue jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et, avec une générosité qui l'honore, il mit à la disposition de Godefroy et des auteurs du Dictionnaire général ses propres dépouillements.

« Alexandre Beljame, professeur de langue et littérature anglaises à la Sorbonne, est mort le 18 septembre à Domont (Seine-et-Oise). Quiconque l'a connu, ne pouvait s'empêcher de l'aimer. Il gagnait les cœurs par la douceur REVUE D'HIST. LITTER. DE LA FRANCE (13 Ann.).

-XIII.

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de ses yeux bleus, par la finesse charmante de son sourire, par sa belle barbe fluviale, par sa causerie aimable, expansive, cordiale et que de fois, sans se lasser un instant, il nous a tenus sur le trottoir de la rue des Écoles, nous énumérant avec complaisance les mots qui changent de sens en passant du français dans l'anglais, nous contant avec une verve railleuse les bévues amusantes qu'il relevait chaque jour dans les traductions des œuvres anglaises ou dans les copies des malheureux apprentis du báccalauréat !

<< Il connaissait à fond l'Angleterre, sa langue et sa littérature. Sa thèse française de doctorat ès lettres sur le Public et les hommes de lettres en Angleterre au XVIIIe siècle a ouvert brillamment la série des thèses soutenues en Sorbonne sur les poètes et prosateurs de la Grande Bretagne. C'est, comme on sait, une étude plutôt historique et sociale que littéraire. Beljame étudie comment se sont formés peu à peu de l'autre côté de la Manche des hommes de lettres, indépendants, libres de toute chaîne officielle, ignorant, méprisant le servage de cour, sûrs de trouver un public qui les lit, les encourage et assure le ur gagne-pain. Les écrivains anglais ne sont plus au XVIIIe siècle de pauvres diables et comme des bouffons chargés de divertir les grands seigneurs; ils ont créé un public, et le patronage de ce public est le seul auquel ils recourent; ils deviennent les favoris de la société qui les couvre, les accable, au grand étonnement de Voltaire, de titres et d'honneurs de toute sorte. On raconte qu'à un dîner, au moment d'entrer dans la salle à manger, Piron voulut céder le pas à un invité qu'il ne connaissait pas et qui refusa de le prendre. <«<< Passez, monsieur le duc, dit alors le maître de la maison, ce n'est qu'un auteur. » << Puisque les rangs sont connus, répondit Piron, je prends le premier », et il passa avant le duc. Beljame a montré comment les écrivains anglais ont, de même que Piron, pris leur rang, comment, à travers des épreuves et des péripéties diverses, ils se sont élevés dans le monde, comment deux d'entre eux, Addison et Pope, ont voulu et su être des hommes de lettres, ont voulu et su faire de leur métier une profession libérale. On comprend l'intérêt de ce sujet : Beljame l'a fort bien traité et développé grâce à de nombreuses et longues visites au British Museum. Son livre d'ailleurs pourvu d'une bibliographie très soignée qui compte plus de cent pages fourmille d'anecdotes piquantes et de citations curieuses sur le drame anglais, sur les origines de la presse, sur son rôle et son influence, sur les meurs de Londres au XVIIe et au XVIe siècles.

«Beljame a, en outre, publié quelques éditions et traductions.

<< Son édition de l'Enoch Arden de Tennyson est excellente; elle renferme une attachante notice, un commentaire très utile et une étude fort détaillée sur la versification du poème.

«Sa traduction de l'Alastor de Shelley, avec le texte en regard, mérite les mèmes éloges. Beljame y a mis tant de soin, tant de scrupule qu'il s'excuse auprès du lecteur de n'avoir pu reproduire les fréquentes alliterations de l'original. On remarquera de nouveau ses notes sur différents points de langue et de métrique et sur les sources consultées par Shelley. Beljame pense que le Génie de la solitude a quelques liens de parenté avec le Génie des tombeaux et des ruines de Volney.

<< Ses traductions de Macbeth, de Jules César, d'Othello sont faites avec conscience et d'après les éditions originales. Beljame suit le mouvement de la phrase anglaise et ses moindres contours avec la plus grande exactitude et traduit le texte vers pour vers en mettant même chaque vers à la ligne pour donner l'impression du rejet et de la période; il indique le rythme de chaque vers par une notation et marque l'accent faible ou fort par des chiffres; il explique dans l'index les passages difficiles. On souhaiterait que tout Shakespeare fût traduit de cette façon. Nous aurions ainsi un Shakespeare non pas édulcoré ou ensauvagi, non pas affublé du manteau d'apparat des classiques ou arrangé de telle manière qu'il semble le précurseur des romantiques, non

pas le Shakespare de Letourneur entièrement défiguré, celui de Guizot déparé par trop d'erreurs et de contre-sens, celui de Montégut et de F.-V. Hugo farouche, hirsute, chargé de couleurs criantes, mais un Shakespeare traduit comme l'avait fait Beljame, d'après le premier texte, non d'après les éditions corrigées du XVIIe siècle, traduit impartialement dans un esprit scientifique et sans que le traducteur écoute son goût personnel et ses préférences littéraires, un Shakespare simple, franc, vrai, qui n'offre ni atténuations ni exagérations et que ni les préjugés ni une admiration imprudente n'ont déformé. »

M. Max LECLERC, trésorier de la société, a donné ensuite communication des chiffres concernant l'exercice financier 1905.

RECETTES

Excédent de recettes au 31 décembre 1904 (après
achat de 60 francs de rente 3 p. 100).

228 cotisations à 20 francs.

99 abonnements à 19 francs net.

Plus 31 abonnements réservés sur le comple
de 1904.

167 numéros à 4 fr. 75.

47 années au prix réduit de 15 francs (net 12 francs).
3 tables à 3 francs net.

Coupons encaissés.

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Montant total des recettes.

DÉPENSES

Travaux divers (frais accessoires de bureau).

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Ces chiffres, mis aux voix, sont approuvés par l'unanimité des membres présents.

M. Paul BONNEFON, secrétaire, lit le rapport suivant sur la situation morale de la société.

<«< Messieurs, je serai bref. Cela vous changera et cela me changera. Aussi bien, depuis tantôt dix ans que j'ai l'agréable devoir de prendre la parole devant vous à chaque assemblée générale, y a-t-il longtemps que je vous ai dit l'essentiel sur le fonctionnement de notre société et sur son cours ordinaire. Cette année, il n'a guère varié, pas assez du moins pour fournir matière à des considérations nouvelles et abondantes. C'est toujours la même existence

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