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MÉLANGES

DEUX VOYAGES EN ANGLETERRE

VOLTAIRE ET CÉSAR DE SAUSSURE

Une traduction anglaise du premier volume du manuscrit des voyages de César de Saussure ayant paru à Londres en 1902, un rédacteur du Times contesta (le 13 juin 1902) l'authenticité de l'ouvrage, et ne voulut y voir qu'une compilation faite d'après les gazettes et les mémoires du temps. Sur explications de l'éditeur et du traducteur, le critique reconnut son erreur (n° du 20 juin).

Ces renseignements nous sont donnés dans l'Introduction1 de l'édition française des Lettres et Voyages de Monsieur César de Saussure en Allemagne, en Hollande et en Angleterre, 1725-1729 (Lausanne, Paris et Amsterdam, 1903, in-8°); ils équivalent à un certificat d'authenticité. Ils mettent en repos l'esprit du lecteur, en lui faisant croire que l'examen critique du livre a tourné absolument en sa faveur, et qu'on peut s'y fier, comme contenant des impressions d'un voyageur qui les a réellement acquises par l'observation directe de la société anglaise.

Mais la question est double. Il y a une sorte d'authenticité, celle qui consiste dans l'attribution d'un texte à un auteur. C'est cette question seule qui a été tranchée par l'affirmative. César de Saussure a été en Angleterre, il y est allé deux fois. Il a rédigé ultérieurement ses impressions en forme de Lettres d'après ses notes. Un Avertissement adressé à ses filles, et daté du 14 novembre 1763, ne laisse pas de doute sur cette authenticité-là.

Seulement, il y a une autre sorte d'authenticité. Le texte est de César de Saussure; c'est certain. Mais le texte de César de Saussure ne contient-il que les impressions de voyage de César de Saussure? ou bien y mêle-t-il des emprunts aux livres qu'il avait lus sur l'Angleterre? Le critique du Times avait cru un instant être en présence d'une compilation faite par un de nos contemporains n'y aurait-il pas en effet compilation, mais faite par César de Saussure?

L'Avertissement à ses filles nous met déjà en défiance. Il nous dit qu'en rentrant dans son pays il avait « nombre de feuilles volantes et de petits cahiers où étaient mis sans ordre des descriptions de villes, des relations de divers événements et de ce que j'avais vu de plus curieux... » Mais il n'a pas publié telles quelles ces notes « prises sans ordre ; il leur a donné <«< quelque arrangement », et il a «< choisi le style épistolaire ». N'est-il pas à craindre que dans ce travail, il ait parfois cédé à la tentation de suppléer sur certains points à l'insuffisance, à la maigreur de ses souvenirs et de ses notes par des emprunts aux auteurs qui avaient écrit sur l'Angleterre?

1. P. XXXIV-XXXV.

Le problème mérite d'être examiné de très près. Je ne soupçonne pas que tout soit compilation dans le volume. Il y a sans aucun doute des choses vues, des impressions recueillies personnellement par César de Saussure. Mais il a employé ses lectures à compléter, peut-être aussi en certains cas simplement a formuler ses impressions.

C'est ainsi qu'il s'est servi des Lettres anglaises de Voltaire, et qu'il en a démarqué plusieurs passages.

Écartons d'abord l'idée que Voltaire soit le plagiaire. Sans doute les lettres de Saussure portent la date de 1725-1729, et les Lettres anglaises ne paraissent qu'en 1733-34. Mais dans son Avertissement, qui est de 1765, Saussure nous apprend que la rédaction date de 1742; ce qui lui permit d'y faire entrer des impressions de son second voyage fait en 1738. Voltaire eut connaissance du travail, mais en 1756 seulement. Par un billet du 12 février 1, il remercie M. de Chaussure » d'avoir communiqué «< un ouvrage si amusant et si utile ». Si donc un rapport de filiation apparaît entre le texte de Saussure et celui de Voltaire (dans des rédactions antérieures à 1756), il n'y aura point de doute que Voltaire ne soit la source, et Saussure le copiste. Je laisse donc la parole aux textes.

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Le second passage ne prouve rien. Le fait est si notoire et l'expression si directe que la rencontre est toute naturelle. Je ne le cite que pour servir d'échantillon des rapprochements nombreux dont je m'abstiens. Le premier passage, au contraire, est significatif, parce qu'on y voit la plaisanterie voltairienne s'épaissir aux mains de Saussure.

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Voici qui est plus décisif :

P. 334.

4. On doit à leur austérité la manière dont on solennise le dimanche en Angleterre. Lorsque le presbytérianisme y dominait au tems de Cromwell, il défendit très sévèrement pour ce jour-là, les spectacles, les concerts, et toutes sortes de jeux qui sont encore aujourd'hui interdits. Il n'y a point d'opéra, point de comédie, on n'entend nulle part des instruments de musique, pas même la plus petite chanson. Les cartes sont rigoureusement défendues, du moins pour le bourgeois et le peuple. Il n'y a que les personnes de qualité qui osent s'en servir. Mais un grand nombre de ceux qui n'osent pas jouer le dimanche ne se font point scrupule d'aller publiquement s'enivrer au cabaret et de la chez les filles de joie.

P. 335

5... Les premiers chrétiens, qui certainement ne faisoient point double en quelque façon une simple personne, en lui disant vous au lieu de toi.

L. 6.

4. C'est à eux qu'on doit la sanctifiIcation du dimanche dans les trois royaumes.... Point d'opéra, point de comédie, point de concerts à Londres le dimanche. Les cartes même y sont si expressément défendues qu'il n'y a. que les personnes de qualité et ce qu'on appelle les honnêtes gens, qui jouent ce jour-là. Le reste de la nation va au sermon, au cabaret et chez les filles de joie.

L. 1.

5. Ce ne fut que très longtemps après lui (Auguste) que les hommes s'avisèrent de se faire appeler vous au lien de tu, comme s'ils étaient doubles.

« Quasi non sufficeret iis numerus singularis, volunt ut alii eos alloquantur in plurali, >> disait simplement Barclay (éd. 1676, p. 341), qui a suggéré à Voltaire toute la fin de sa lettre I.

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La conclusion de ces rapprochements se dégage d'elle-même. Il ne saurait être question d'une source commune à Voltaire et à Saussure pour la plupart de ces passages, où l'on saisit chez l'imitateur l'empreinte des tours personnels du style voltairien. J'ai d'ailleurs poussé assez loin la recherche des sources des Lettres anglaises dont je prépare une édition pour la Société des Textes français modernes, pour pouvoir écarter cette hypothèse. Si pourtant, pour un ou deux de ces passages, on venait à découvrir une source commune qui m'aurait échappé, la conclusion resterait la même sur la manière dont César de Saussure a écrit sa relation, en mettant à profit ses lectures.

Mais si Saussure s'est servi de Voltaire, pourquoi aurait-il négligé les autres ouvrages sur l'Angleterre, Muralt, Misson, Chamberlayne, Guy Miège, Beeverell, etc.? Il me semble, en le lisant, reconnaître parfois des choses que j'ai lues ailleurs. Je souhaite qu'on fasse le départ de ce qui est dans son livre

impression ou souvenir, et de ce qui est copié. On isolera ainsi, je crois, une partie solide de témoignage original qui aura de la valeur.

Ce n'est pas que le reste en soit dénué. César de Saussure est allé en Angleterre où il copie Voltaire, c'est qu'il le trouve juste. Il le confirme en le copiant. De même pour ses autres sources. Et cette confirmation a son intérêt.

Je ne veux pas terminer cette note sans ajouter que Voltaire s'est souvenu à son tour au moins une fois d'avoir lu César de Saussure. Lorsqu'il fit paraitre en 1768 la Princesse de Babylone, il y mit un trait qui m'a bien l'air de venir du voyageur vaudois, à moins qu'il n'y ait une source commune, ce que je crois peu probable.

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Princesse de Babylone (1768).

Ch. 16.

Après un quart d'heure de silence, il regarda un moment Amazan, et lui dit: How d'ye do? à la lettre : Comment faites vous faire? et dans la langue du traducteur: Comment vous portez-vous? Ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue, puis il ajouta : «< Vous avez là six jolies licornes », et il se remit à fumer....

Il fut encore un quart d'heure sans parler; après quoi il redemanda à son compagnon Comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans le pays des Gangarides.

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Le trait avait dù frapper Voltaire quand le manuscrit de Saussure lui fut communiqué en 1756; il lui avait paru amusant, et il lui revint à l'esprit lorsqu'il fit voyager Amazan dans cette «< certaine île nommée Albion ».

GUSTAVE LANSON.

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