Page images
PDF
EPUB

Le citoyen Saint-Ange.

Ce n'est pas un de ces noms qui brillent d'un éclat incontesté dans l'histoire littéraire que celui d'Ange-François Fariau, dit de Saint-Ange. Traducteur des œuvres d'Ovide, qu'il paraphrase abondamment, il est surtout connu par l'art avec lequel il insérait les vers des autres dans ses propres productions. Mais sa vie fut agitée et éprouva des traverses qu'il est amusant de le voir lui-même expliquer. C'est à ce titre que la lettre qui suit est instructive et qu'elle peut servir à faire comprendre l'état d'esprit de certains littérateurs pendant la Révolution.

Paris, ce 14 ventôse an VI®.

Aux membres de l'Institut national, composant la classe des belles-lettres et beaux-arts, le C. Saint-Ange, professeur de belles-lettres à l'École

centrale de la rue Antoine.

Citoyens,

Je n'ai pu apprendre sans une peine sensible que l'inscription de mon nom sur la liste des candidats présentés par la section de poésie a occasionné contre moi dans l'Institut une violente sortie. Un membre de la classe a pris la parole, et a dit : « Quoi? vous le proposez! vous ne savez donc pas que c'est un forcené royaliste, et qu'on a trouvé dans les papiers de La Porte une lettre de lui, dans laquelle il se vante lui- · même d'instruire son fils encore enfant à crier « Vive le Roi! » Malheureusement je n'étais pas là pour répondre. Si j'avais été présent, voici ce que j'aurais pu dire

Citoyens, l'odieuse imputation de Royalisme est une calomnie atroce, quoique le fait allégué en preuve soit de la vérité la plus exacte. Permettez-moi de vous exposer la chose dans son véritable jour; vous verrez si ma justification n'est pas aussi simple que péremptoire.

Sachez d'abord que la lettre en question, qui ne fut tirée du secret où elle devait demeurer que par le contrecoup d'une convulsion révolutionnaire, et que la malignité envieuse retire de l'oubli à la moindre occasion de me nuire, fut écrite dans les premiers jours de mars 1791. Faites, je vous prie, attention à cette date: elle est importante.

Rappelez-vous qu'à cette époque l'Assemblée constituante avait proclamé Louis XVI roi des Français, et même projeté de lui élever une statue pédestre sur les ruines de la Bastille, comme au Restaurateur de la Liberté Française. On pouvait donc alors être partisan de la monarchie constitutionnelle, sans être un ami moins zélé de la liberté, et de l'indépendance nationale et les vers suivants extraits d'un poème que je composais à la même époque et qui fut imprimé dans le Journal de la langue française, d'Urbain Domergue, votre collègue, vous feront juger si j'avais alors les sentiments et la façon de penser d'un homme libre.

:

O sainte indépendance! idole du vrai sage!

Le premier droit de l'homme et son plus beau partage,

Tes biens toujours chéris, et toujours regrettés,
Jamais d'un prix trop chers seront-ils achetés?
Du bonheur social source pure et publique,
De toi dérive encor le bonheur domestique.
Dans la coupe où le pauvre est abreuvé de fiel,
Ta bienfaisante main mélange un peu de miel :
Tu donnes la saveur au banquet de la vie,
Aux lieux où tu n'es pas il n'est point de Patrie.
Là le peuple avili ne sent pas ses revers,

Et gaiement malheureux danse au bruit de ses fers.

Suit, encadré dans la même forme de l'apostrophe, la peinture de l'homme libre, et l'énumération des travaux et des succès de l'Assemblée Constituante, et des obstacles qu'elle avait eus à vaincre. Puis je continue:

Tu dictas ces décrets, charte d'un peuple libre;
Du sceptre et de la Loi tu maintiens l'équilibre,
Équilibre d'où naît, par un accord bien doux,
Sous le pouvoir d'un seul la liberté de tous.

Voilà quels étaient alors mes principes. Or, je vous le demande, était-il permis alors d'en avoir d'autres? Je les ai manifestés, moi qu'un ouvrage long et pénible absorbe tout entier et qui ai composé très peu de pièces originales. Mais je confesse qu'en aucun temps je n'ai pu ne pas m'affliger des excès révolutionnaires et ces vers qui terminent le poème précité prouvent de reste que ma profession de foi politique était pure et sincère.

Peuple! de tes tyrans c'est peu d'ètre vainqueur.
Si tu fus opprimé, ne sois pas oppresseur.
Ah! redoute l'excès de la liberté même.
D'un état qui renaît le phénix est l'emblème.
Il ne va point chercher pour rajeunir ses ans,
Le feu d'un incendie, ou celui des volcans;
Consumé d'un feu pur, en une paix profonde,
Il sort régénéré de sa cendre féconde.

Je pourrais me borner à cette défense justificative. Peut-être la trouveriez-vous suffisante. Mais l'explication de la circonstance où fut écrite cette malheureuse lettre, me justifie bien mieux encore. Par suite de la suppression des privilèges à brevet, je me vis frustré de ma pension tant sur l'almanach de de Bure, que sur le Mercure de Panckoucke, et par là sans ressource aucune. Je crus pouvoir solliciter une indemnité momentanée sur la liste civile, et j'obtins en effet une misérable gratification apostillée Secours et aumônes, comme je l'ai su depuis. Je l'ignorais alors; et rentrant chez moi avec mon petit trésor, dans le transport de ma joie et de ma gratitude, je dis à mon fils et à sa mère : Vive le Roi! nous ne mourrons pas de faim. La simple exposition de cette petite scène domestique me parut la meilleure lettre de remercie

ments que j'avais à faire. Je pris la plume sur-le-champ et j'écrivis cette lettre dont on m'accuse; comme si la reconnaissance n'était pas toujours louable. Sans doute celui qui m'a dénoncé est un patriote trompé par des suggestions perfides. Son zèle civique lui aura fait oublier que son imputation était plus que suffisante pour me perdre, et qu'il y avait de la méséance à un homme de lettres d'objecter contre un autre des opinions politiques, quand il ne s'agit pas d'une magistrature, ni d'un emploi public, mais d'une place purement littéraire. Salutations civiques et littéraires, SAINT-ANGE.

COMPTES RENDUS

MAX FREIHERR VON WALDBERG. Der empfindsame Roman in Frankreich. Erster Teil: Die Anfänge bis zum Beginne des XVIII. Jahrhunderts. Strassburg und Berlin, Karl J. Trübner, 1906; in-8° de xin-489 pages.

A mesure qu'une pente irrésistible éloigne l'histoire littéraire de la simple description des chefs-d'œuvre classés et la rapproche de l'histoire des idées et du goût, elle devient de plus en plus accueillante aux écrivains secondaires et à ce que l'ancienne esthétique appelait les « petits genres ». Nous comprenons mieux l'importance qu'ont eue, dans la constitution de notre passé intellectuel, des modes littéraires, des courants de pensée, des variétés de style qui peuvent fort bien n'avoir laissé aucune trace d'un intérêt permanent. L'étude des chefs-d'œuvre ne fera que gagner à cette détermination de leurs alentours; même à défaut de cet avantage, l'esprit éprouve une vraie satisfaction à voir peu à peu des chaînes de montagne ou des plissements de terrain relier des sommets qui apparaissaient comme des pics isolés dans une orographie rudimentaire. Dans l'important ouvrage consacré par M. von Waldberg à une variété du roman français du xvIIe siècle, il n'y a, pour émerger vraiment encore, que la Princesse de Clèves et pourtant le soin patient que l'auteur a mis à suivre une veine à peu près négligée de notre ancienne production romanesque ne paraîtra peine perdue à aucun de ceux qu'intéressent les vicissitudes de la vie et de l'art modernes.

C'est, à vrai dire, la « préhistoire » du roman sentimental proprement dit, et de la sentimentalité elle-même, que nous donne ce premier volume d'un ouvrage dont la Nouvelle Héloïse doit être le point d'aboutissement, et qui s'arrête pour le moment au début du xvine siècle. Sous quelles influences une singulière transmutation des valeurs s'opéra dans la seconde moitié du grand siècle; comment les notions de mélancolie, de scrupule, de renoncement, la volupté des larmes et la volupté tout court, le goût de l'analyse intérieure et le désir d'éprouver le plus de sensations possible, comment toutes ces inquiétudes et toutes ces subtiles jouissances s'insinuèrent peu à peu dans la conception de l'amour et dans la vie de l'âme; quelle complexité toute moderne commença à se manifester dans les psychologies, et surtout quel enrichissement et quel affinement la technique du roman acquit peu à peu : tel est l'objet de la soigneuse enquête de M. von Waldberg. Les résultats auraient pu en être donnés avec plus d'aisance et en un exposé moins compact; il eût été prudent, en plus d'un endroit, de faire moins d'état d'une acquisition apparente, mais vite perdue, opérée par les procédés des romanciers. Surtout, pour donner tout son intérêt à cette histoire du développement de la sentimentalité, il eût été bon de faire intervenir davantage : 1° l'indication des circonstances qui agissaient sur l'approfondissement et l'incitabilité de la vie intérieure (c'est ainsi que le mouvement religieux de 1680, l'influence de la casuistique, le quiétisme, sont remis au volume suivant, ou que l'impatience des classes bourgeoises et le malaise social sont rappelés incidemment (p. 406), alors que le rapport de telles circonstances avec une littérature sentimentale

semble constant, cf. Richardson, Werther, le mal du siècle, etc.); 2o l'examen des tendances qui s'opposaient, chemin faisant, au développement et à l'extension de cette sentimentalité commençante, au delà d'un district assez resserré car la constatation d'une défaite, d'un recul est souvent plus significative, en pareille matière, qu'un bulletin de victoire.

M. von Waldberg retrouve tous ses avantages quand il se cantonne à l'intérieur du genre romanesque et qu'il y constate, chez les personnages, une vie du cœur de plus en plus mouvementée et différenciée, et chez les auteurs une habileté croissante à faire valoir cette psychologie plus souple et plus frémissante de leurs héros. Une lecture des plus étendues fournit à cette enquête sa matière. Il ne fallait pas une médiocre patience, on en conviendra, pour dépouiller l'énorme production de la seconde moitié du xvne siècle : les analyses de M. von Waldberg rendront à cet égard, pour Preschac et Bremond, pour Mmes de Villedieu et d'Aulnoy, pour Miles de La Force et Bernard, le même genre de services que l'ouvrage de Körting a rendus pour La Calprenède et Mile de Scudéry. Comme c'est là un voyage que tout le monde ne sera pas tenté de refaire, on m'excusera de donner ici les principaux résultats de l'exploration.

I. En même temps que le roman héroïque et galant passe de mode, après le milieu du siècle, quelques « frissons nouveaux » commencent à agiter l'âme des contemporains repliement sur soi-même, goût de la retraite, mélancolie, etc. . La Fontaine offre plus d'un exemple de ces dispositions, corrigées chez lui par le vieux fond gaulois » et l'ordinaire « désir de plaire ».

II. La publication des Lettres portugaises, en 1669, et le succès qui les accueille assurent les droits de l'effusion épistolaire dans la littérature d'imagination par opposition aux anciens recueils de lettres, surtout ingénieuses et spirituelles et libèrent la passion et la spontanéité du cœur, qui hésitaient encore à s'exprimer.

[ocr errors]

III. Témoignages d'une orientation nouvelle. L'intention moralisatrice, la complexité des événements extérieurs disparaissent au profit des raffinements de la sensibilité. La Princesse de Clèves, en plaçant hardiment la crise du cœur après le mariage, instaure une tradition, et la femme mariée tend à devenir l'héroïne par excellence. Importance de la notion de « renoncement »>, qui conflue avec l'ancienne idée de l'amour platonique. Influence de Racine sur l'agencement << scénique » du genre romanesque.

((

IV. Développement du roman écrit par des femmes : le type du héros se modifie de plus en plus dans le sens de l'émotivité et de la sentimentalité. Dans la manière d'évoquer la vie du cœur, des germes de romantisme paraissent, et la musique, le clair de lune, le mystère, la nature, sont associés peu à peu aux émotions des personnages. La volupté sentimentale semble souvent porter en elle-mème sa justification : c'est à l'amant ou à la maîtresse, non au mari ou à la femme, que des personnages mariés ailleurs doivent rester fidèles.

V. Aboutissement de ces tendances aux confins du xvie et du xvin siècles; effémination des héros; apparition d'un grand nombre de «< motifs » que la littérature sentimentale reprendra bien souvent. Enrichissement des procédés techniques du roman. Dans les Illustres Françaises de Des Challes, constitution

"

1. En dehors de la mode mondaine des « portraits, si propre à développer le goût de l'analyse et de la dissection, il y a lieu de signaler, dans les mêmes milieux issus de la société précieuse, l'habitude des questions qui, de « galantes », deviennent d'elles-mêmes sentimentales : « Si les pleurs marquent plus de tendresse que les soupirs. » Lequel fait mieux connaître la puissance de l'amour, de celui qui aime une laide, la trouvant laide; ou de celui qui la croit belle, quoiqu'elle soit laide, etc. Minauderie ne semble guère pouvoir être rangé parmi les synonymes de mélancolie (p. 32).

« PreviousContinue »