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Le soldat les renverse et les poursuit encore,
Le vainqueur, sur ses pas rassemblant les Troyens,
Appelle autour de lui les chefs des Tyriens:
<< Magnanimes sujets d'une illustre princesse,
« Qu'Énée et les Troyens regretteront sans cesse,
<< Sous les lois de Didon puissiez-vous à jamais
« Goûter dans ces climats une profonde paix!
J'espérois vainement de partager son trône;
« L'inflexible destin autrement en ordonne:
Trop heureux quand le ciel m'arrache à ses appas,
<< Qu'il m'ait permis du moins de sauver ses états,
Et que mon bras vainqueur, assurant sa puissance,
<< Lui laisse des garans de ma reconnoissance!...
« Adieu. Plein d'un amour malheureux et constant,
« Je l'adore, et je cours où la gloire m'attend. »

Dieux cruels!

DIDON, à part.

MADHERBAL.

A ces mots il gagne le rivage,

Et soudain son vaisseau s'éloigne de Carthage.

DIDON, à part.

Quel coup de foudre, ô ciel !... Devois-je le prévoir?
Il m'abandonne; il part!... O honte! ô désespoir!
O comble de malheurs où le destin me plonge!...
Quoi! je n'en puis douter? ce n'est point un vain songe?...
Quoi! de si tendres noeuds sont pour jamais rompus?...
Il part!... Quoi! c'en est fait, je ne le verrai plus?...
A ses derniers sermens tandis que je me livre,

L'ingrat fuit, sans me voir, sans m'ordonner de vivre!
Il veut donc que je meure?... Eh! qu'ai-je fait, hélas!
Pour qu'un indigne amant me condamne au trépas?
A-t-on vu mes vaisseaux assiéger le Scamandre?
Ou de son pere Anchise ai-je outragé la cendre?
Je l'ai comblé de biens lui, ses sujets, son fils;
Tous régnoient sur un cœur qu'Énée avoit soumis...
(à Elise.)

Elise, en est-ce fait? n'est-il plus d'espérance?...
Ah! s'il voyoit mes pleurs... s'il sait que son absence...
ÉLISE, l'interrompant.

Hélas! que dites-vous? les ondes et les vents
Déja loin de l'Afrique...

DIDON, l'interrompant à son tour.

Eh bien! je vous entends, (à part.)

Il n'y faut plus penser... Ah! barbare! ah! perfide!...
Et voilà ce héros dont le ciel est le guide,
Ce guerrier magnanime et ce mortel pieux
Qui sauva de la flamme et son pere et ses dieux !...
Le parjure abusoit de ma foiblesse extrême;
Eh! la gloire n'est point à trahir ce qu'on aime!
Du sang dont il naquit j'ai dû me défier,
Et de Laomedon connoître l'héritier!...
Cruel! tu t'applaudis de ce triomphe insigne!...
De tes lâches aïeux, va, tu n'es que trop digne!
Mais tu me fuis en vain, mon ombre te suivra.
Tremble, ingrat! je mourrai; mais ma haine vivra!

Tu vas fonder le trône où le destin t'appelle;
Et moi je te déclare une guerre immortelle!
Mon peuple héritera de ma haine

pour toi;
Le tien doit hériter de ton horreur pour moi.
Que ces peuples, rivaux sur la terre et sur l'onde,
De leurs divisions épouvantent le monde!

Que pour mieux se détruire ils franchissent les mers;
Qu'ils ne puissent ensemble habiter l'univers;
Qu'une égale fureur sans cesse les dévore;
Qu'après s'être assouvie elle renaisse encore;
Qu'ils violent entre eux et la foi des traités,
Et les droits les plus saints et les plus respectés;
Qu'excités par mes cris les enfans de Carthage
Jurent dès le berceau de venger mon outrage;
Et puissent en mourant mes derniers successeurs
Sur tes derniers neveux être encor mes vengeurs!

ÉLISE.

Quels vœux ! quelle fureur et quels transports de haine !...
Cachez des mouvemens peu dignes d'une reine;
Au sein de la victoire oubliez vos revers.

DIDON.

Ma honte et mon amour remplissent l'univers...
J'en rougis... Il est tems que ma douleur finisse;
Il est tems que je fasse un entier sacrifice,
Que je brise à jamais de funestes liens...

Le ciel en ce moment m'en ouvre les moyens...
(à part.)

Témoins des voeux cruels qu'arrachent à mon ame

La fuite d'un parjure et l'excès de ma flamme,
Contre lui, justes dieux, ne les exaucez pas!...

(elle se frappe d'un poignard et se tue.) Mourons... A cet ingrat pardonnez mon trépas!

ÉLISE, à part.

Ah! ciel!

BARCÉ, à part.

Quel désespoir!

MADHERBAL, à part.

O fatale tendresse!

DIDON, à tous les trois.

Vous voyez ce que peut une aveugle foiblesse : Mes malheurs ne pouvoient finir que par ma mort... (à part.)

Que n'ai-je pu, grands dieux, maîtresse de mon sort,
Garder jusqu'au tombeau cette paix innocente
Qui fait les vrais plaisirs d'une ame indifférente!...
J'en ai goûté long-tems les tranquilles douceurs...
Mais je sens du trépas les dernieres langueurs...
Et toi, dont j'ai troublé la haute destinée,
Toi, qui ne m'entends plus, adieu, mon cher Énée!
Ne crains point ma colere... elle expire avec moi,
Et mes derniers soupirs sont encore pour toi!
(elle meurt.)

FIN DE DIDON.

EXAMEN

DE DIDON.

LE

:

E quatrieme livre de l'Énéide offroit à M. Le Franc la situation la plus touchante qui ait été peinte par les anciens mais l'auteur avoit à surmonter de grandes difficultés pour mettre ce sujet au théâtre. D'abord la situation d'une amante abandonnée avoit déja été traitée dans Bérénice et dans Ariane, et tous les sentimens qu'elle pouvoit offrir paroissoient avoir été épuisés: Virgile d'ailleurs ne fournissoit au poëte moderne que deux ou trois scenes; et le caractere d'Énée, que quelques critiques ont jugé peu digne de l'épopée, étoit encore bien moins propre à réussir sur notre théâtre. Nous croyons nécessaire de rappeler ici les moyens que M. Le Franc a employés pour suppléer au vide de cette action, et les ressorts dont il s'est servi pour la faire mouvoir. Le rôle d'Iarbe, introduit dans cette piece, fait un contraste très heureux avec celui d'Énée; on regrette qu'il ne se trouve pas une seule fois avec le héros troyen. Nous avons déja observé que les auteurs dramatiques ne devoient point éviter de mettre en présence l'un de l'autre les principaux personnages de leurs pieces, et que les beautés théâ

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