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ON

PRÉFACE*.

N a toujours regardé les amours de Didon et d'Énée comme une des plus belles inventions de Virgile. Le premier et peut-être l'unique objet de ce poëte étoit de flatter l'amour-propre de ses concitoyens, et sur-tout de l'empereur; ainsi son héros ne descend aux enfers que pour apprendre les noms et les exploits des fameux Romains qui doivent naître un jour sur la terre; Vénus ne lui donne un bouclier fait par Vulcain que pour y tracer à ses yeux la naissance et l'éducation miraculeuse de Romulus et de Remus, la gloire de leurs descendans, leurs conquêtes, leurs divisions, leurs guerres civiles, la défaite d'Antoine, et ce magnifique triomphe d'Auguste qui dura trois jours. Enfin, pour ne pas m'écarter de l'épisode qui fait le sujet de cette tragédie, quoi de plus ingénieux que de conduire le fondateur de la nation romaine chez la reine de Carthage, d'inspirer à Didon un amour vio

* Cette préface étoit écrite avant la mort de M. le président Bouhier: le lecteur s'en appercevra dans l'endroit où l'on répond à ce savant académicien. (Note de l'auteur.)

lent pour Énée, d'arracher celui-ci aux charmes d'une passion incompatible avec sa gloire et contraire aux ordres du destin, d'établir par cette fatale séparation la haine et la rivalité des deux peuples, et d'annoncer en même tems la supériorité des Romains sur les Carthaginois?

Si cette partie de l'Enéïde a dû être intéressante pour les compatriotes de Virgile, elle ne l'est guere moins pour ses lecteurs : c'est un prince échappé de l'incendie de Troie, un héros que les Grecs poursuivent avec fureur, à qui les nations étrangeres refusent même l'hospitalité, qu'une tempête affreuse a jeté sur les côtes d'Afrique, et qui se trouve lui-même réduit à la derniere extrémité lorsque Vénus l'envoie chez Didon. Cette princesse, aussi malheureuse que lui, persécutée par son frere et tyrannisée par les rois ses voisins, sacrifie ses propres intérêts à son amour pour Énée; elle lui offre sa main avec sa couronne et comble de bienfaits les Troyens. Cependant les dieux lui enlevent ce qu'elle a de plus cher; son amant la quitte; et cette reine infortunée aime mieux mourir que de survivre à la perte qu'elle vient de faire.

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«En effet, dit Racine, nous n'avons rien de

* Préface de la tragédie de Bérénice.

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plus touchant dans tous les poëtes que la sé<< paration de Didon et d'Énée dans Virgile. Eh!

«

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qui doute que ce qui a pu fournir assez de << matiere pour tout un chant d'un poëme héroïque où l'action dure plusieurs jours, ne puisse suffire pour le sujet d'une tragédie, << dont la durée ne doit être que de quelques

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<< heures »?

J'ai souvent été surpris que Racine ait donné la préférence à Bérénice sur Didon. Ce dernier sujet, bien plus théâtral que l'autre, auroit produit entre les mains de ce grand homme une tragédie égale à ses meilleurs poëmes. Il ne seroit point tombé dans les fautes que j'ai faites, et auroit enchéri sur le peu de beautés qu'on a daigné remarquer dans ma piece.

Après avoir présenté le sujet de Didon par le beau côté, en voici le vice et les inconvéniens. Didon, dans l'Enéïde, se livre trop légèrement à son goût pour un étranger, qui n'est, à le suivre de près, qu'un amant sans foi, qu'un prince foible, qu'un dévot scrupuleux. J'ai dû nécessairement abandonner Virgile dans le caractere de mon héros: j'ai même osé donner des bornes à l'excessive piété d'Énée; je l'ai fait parler contre l'abus des oracles et l'impression dangereuse qu'ils font souvent sur l'esprit des peuples. J'ai

voulu qu'il fût religieux sans superstition, qu'il agît toujours de bonne foi, soit avec les Troyens quand il veut demeurer à Carthage, soit avec Didon quand il se dispose à la quitter; en un mot qu'il fût prince et honnête homme.

J'écrivis en 1734 que Virgile étoit un mauvais modele pour les caracteres. L'expression est dure, et ne convenoit point à mon âge ni à mon peu d'expérience: je la rétracte aujourd'hui, par respect pour Virgile, en pensant toujours de même, par respect pour la vérité.

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Un écrivain illustre, et que j'honore à tous égards, a pris vivement contre moi le parti du prince des poëtes latins: il m'a fait l'honneur d'employer à me réfuter une partie de la préface qu'il a mise à la tête d'un de ses ouvrages *. J'attendois pour lui répondre une occasion de le faire à propos. Elle se présente aujourd'hui naturellement; il ne trouvera pas mauvais que je la saisisse. D'ailleurs je fais gloire de penser comme lui sur les anciens en général, et sur Virgile en particulier. C'étoit un poëte incomparable et qui avoit reçu de la nature un privi

* La traduction de quelques morceaux de Pétrone, d'Ovide, et de Virgile, par le président Bouhier.

lege exclusif pour l'art des vers; car, dans quelque langue que ce soit, il n'est point de versification qui approche de la sienne. Mais ce poëte incomparable, ce versificateur unique avoit aussi des défauts, et sa partie foible étoit l'art des caracteres. M. le président Bouhier n'en convient pas ce que j'ose reprendre dans Virgile il le trouve admirable; et je sais que son sentiment est d'un très grand poids.

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Si Pergama dextrâ

Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.

<< Comment a-t-on pu, dit-il, traiter de prince << foible un héros aussi vaillant, aussi intrépide qu'Enée est représenté dans l'Enéïde? En quelle «< occasion a-t-il montré quelque foiblesse indigne <<< de son caractere? Sera - ce parceque Virgile «<l'a dépeint quelquefois versant des larmes? «< Mais Achille, l'indomtable Achille n'en verse<«<t-il pas dans Homere quand on lui enleve << Briséïs? ne pleure-t-il pas amèrement en apprenant la mort de son cher Patrocle? Le ter«< rible Ajax n'en fait-il pas de même en d'autres << occasions? >>

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Ces citations sont exactes; l'application ne l'est pas. Les guerriers de l'Iliade pleurent quel

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