Page images
PDF
EPUB

la louange a du poids. De ma part, il n'est rien que ie vueille moins faire : ie ne dis les aultres, sinon pour d'autant plus me dire1. Cecy ne touche pas les centons, qui se publient pour centons; et i'en ay veu de tres ingenieux en mon temps, entre aultres un, sous le nom de Capilupus, oultre les anciens ce sont des esprits qui se font veoir, et par ailleurs et par là, comme Lipsius, en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques3. Quoy qu'il en soit, veulx ie dire, et quelles que soient ces inepties, ie n'ay pas deliberé de les cacher, non plus qu'un mien pourtraict chauve et grisonnant où le peintre auroit mis non un visage parfaict, mais le mien. Car aussi ce sont icy mes humeurs et opinions; ie les donne pour ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire: ie ne vise icy qu'à descouvrir moy mesme, qui seray par adventure aultre demain, si nouvel apprentissage me change. le n'ay point l'auctorité d'estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruict pour instruire aultruy.

entens, sinon cela, que la plus grande difficulté et importante de l'humaine science semble estre en cet endroict, où il se traicte de la nourriture et institution des enfants. Tout ainsi qu'en l'agriculture, les façons qui vont avant le planter sont certaines et aysees, et le planter mesme; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l'eslever il y a une grande varieté de façons, et difficulté : pareillement aux hommes', il y a peu d'industrie à les planter; mais depuis qu'ils sont nayz, on se charge d'un soing divers, plein d'embesongnement et de crainte, à les dresser et nourrir. La monstre de leurs inclinations est si tendre en ce bas aage et si obscure, les promesses si incertaines et faulses, qu'il est malaysé d'y establir aulcun solide iugement. Veoyez Cimon, veoyez Themistocles, et mille aultres, combien ils se sont disconvenus à eulx mesmes. Les petits des ours et des chiens monstrent leur inclination naturelle; mais les hommes se iectants incontinent en des accoustumances, en des opinions, Quelqu'un doncques ayant yeu l'article pre- en des loix, se changent ou se desguisent facilecedent, me disoit chez moy l'aultre iour, quement : si est il difficile de forcer les propensions ie me debvois estre un petit estendu sur le dis- naturelles. D'où il advient que par faulte d'avoir cours de l'institution des enfants. Or, madame, bien choisy leur route, pour neant se travaille si i'avoy quelque suffisance en ce subiect, ie ne on souvent, et employe lon beaucoup d'aage, à pourroy la mieulx employer que d'en faire un dresser des enfants aux choses ausquelles ils ne present à ce petit homme qui vous menace de faire peuvent prendre pied. Toutesfois, en cette diftantost une belle sortie de chez vous (vous estes ficulté, mon opinion est de les acheminer toustrop genereuse pour commencer aultrement que iours aux meilleures choses et plus proufitables; par un masle): car ayant eu tant de part à la et qu'on se doibt peu appliquer à ces legieres diconduicte de vostre mariage, i'ay quelque droictvinations et prognosticques que nous prenons des et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra; oultre ce que l'ancienne possession que vous avez sur ma servitude m'oblige assez à desirer honneur, bien et advantage à tout ce qui vous touche : mais à la verité ie n'y 1 C'est-à-dire, je ne cite les autres que pour mieux exprimer ma pensée. Cette explication est en quelque sorte de Montaigne lui-même. Au livre II, ch. 10, on trouve le passage suivant, qui me paraît indiquer clairement le sens de cette phrase, ie ne dis les aultres, sinon pour d'autant plus me dire: « Qu'on veoye, en ce que i'emprunte, si i'ay seeu choi« sir dequoy rehaulser ou secourir proprement l'invention, « qui vient tousiours de moy car ie fois dire aux aultres, « non à ma teste, mais à ma suitte, ce que ie ne puis si bien a dire, par foiblesse de mon langage, ou par foiblesse de mon « sens. » LEF....

2 Il y a de nombreux centons de Lelio Capilupi, de ses frères, de leur neveu; tous ces jeux d'esprit sont presque oubliés. J. V. L.

3 Politica, sive civilis doctrinæ libri sex, qui ad principatum maxime spectant; vaste compilation, publiée pour la première fois à Leyde en 1589, in-8° et in-4°. Montaigne, d'ailleurs, se montre ici reconnaissant; car Juste-Lipse, qui entretenait avec lui une correspondance épistolaire, lui envoya cet ouvrage en lui écrivant (Centur. II miscell. Epist. 62): O tui similis mihi lector sit! Ce livre était dans l'esprit du temps, car il fut souvent traduit et commenté. J. V. Ľ.

mouvements de leur enfance: Platon, en sa Republique, me semble leur donner trop d'auctorité.

Madame, c'est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service, notamment aux personnes eslevees en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité, elle n'a point son vray usage en mains viles et basses : elle est bien plus fiere de prester ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à practiquer l'amitié d'un prince ou d'une nation estrangiere, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pilules. Ainsi, madame, parce que ie croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres, vous qui en avez savouré la doulceur, et qui estes d'une race lettree (car nous avons encores les escripts de ces anciens comtes de Foix, d'où monsieur le comte vostre mary et vous estes descendus; et François

1 Voyez PLATON, Theagès, p. 88, édit. de 1802. C.

monsieur de Candale, vostre oncle, en faict naistre touts les iours d'aultres qui estendront la cognoissance de cette qualité de vostre famille à plusieurs siecles); ie vous veulx dire là dessus une seule fantasie que i'ay, contraire au commun usage: c'est tout ce que ie puis conferer à vostre service en cela.

[ocr errors]

La charge du gouverneur que vous luy donnerez, du chois duquel depend tout l'effect de son institution, elle a plusieurs aultres grandes parties, mais ie n'y touche point, pour n'y sçavoir rien apporter qui vaille; et de cet article sur le quel ie me mesle de luy donner advis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car une fin si abiecte est indigne de la grace et faveur des Muses, et puis elle regarde et depend d'aultruy), ny tant pour les commoditez externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en reussir' habile homme qu'homme sçavant, ie vouldrois aussi qu'on feust soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine; et qu'on y requist touts les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle maniere. On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict: ie vouldroy qu'il corrigeast cette partie, et que de belle arrivee, selon la portee de l'ame qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la monstre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle mesme, quelquesfois luy ouvrant chemin, quelquesfois le luy laissant ouvrir. Ie ne veulx pas qu'il invente et parle seul; ie veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisoient premierement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eulx2. Obest plerumque iis, qui discere volunt, auctoritas eorum, qui docent3. Il est bon qu'il le face trotter devant luy pour iuger de son train, et iuger iusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force. A faulte de cette proportion, nous gastons tout; et de la sçavoir choisir et s'y conduire bien

D'en tirer un habil'homme qu'un homme sçavant, édit. in-4° de 1588, fol. 55 verso. Montaigne, en changeant depuis la construction, a pris le mot réussir dans le sens italien, riuscire. J. V. L.

2 DIOGENE LAERCE, IV, 36. C.

3 L'autorité de ceux qui enseignent nuit souvent à ceux qui veulent apprendre. Cic. de Nat. deor. I, 5.

[ocr errors]

mesureement, c'est une des plus ardues beson gnes que ie sçache; et est l'effect d'une haulte ame et bien forte, sçavoir condescendre à ces allures pueriles, et les guider. Ie marche plus seur et plus ferme à mont qu'à val.

Ceulx qui, comme nostre usage porte, entreprennent, d'une mesme leçon et pareille mesure de conduicte, regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes; ce n'est pas merveille si en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque iuste fruict de leur discipline. Qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance; et qu'il iuge du proufit qu'il aura faict, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subiects, pour veoir s'il l'a encores bien prins et bien faict sien : prenant l'instruction de son progrez, des paidagogismes de Platon1. C'est tesmoignage de crudité et indigestion, que de regorger la viande comme on l'a avallee : l'estomach n'a pas faict son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme à ce qu'on luy avoit donné à cuyre. Nostre ame ne bransle qu'à credit, liee et contraincte à l'appetit des fantasies d'aultruy, serve et captivec soubs l'auctorité de leur leçon on nous a tant assubiectis aux chordes, que nous n'avons plus de franches allures; nostre vigueur et liberté est esteincte: nunquam tutelæ suæ fiunt'.

Ie veis priveement à Pise un honneste homme, mais si aristotelicien, que le plus general de ses dogmes est, « que la touche et reigle de toutes imaginations solides et de toute verité, c'est la conformité à la doctrine d'Aristote; que hors de là, ce ne sont que chimeres et inanité; qu'il a tout veu et tout dict: » cette sienne proposition, pour avoir esté un peu trop largement et iniquement interpretee, le meit aultrefois et teint longtemps en grand accessoire 3à l'inquisition à Rome.

Qu'il luy face tout passer par l'estamine, et ne loge rien en sa teste par simple auctorité et à credit. Les principes d'Aristote ne luy soient principes, non plus que ceulx des stoïciens ou epicuriens : qu'on luy propose cette diversité de iugements, il choisira, s'il peult; sinon il en demeu rera en doubte4.

1 Jugeant de ses progrès d'après la méthode pédagogique suivie par Socrate, dans les dialogues de Platon. LEF.... 2 Ils sont toujours en tutelle. SÉNÈQUE, Epist. 33. 3 En grand accident, en grand danger. C.

4 Montaigne ajoutait ici, il n'y a que les fols certains ci resolus; mais il a rayé ensuite cette addition. N.

Che nou men che saper dubbiar m'aggrada 1 : car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes : qui suyt un aultre, il ne suyt rien, il ne treuve rien, voire il ne cherche rien. Non sumus sub rege; sibi quisque se vin- | dicet. Qu'il sçache qu'il sçait, au moins. Il fault | qu'il imboive leurs humeurs, non qu'il apprenne leurs preceptes et qu'il oublie hardiement, s'il veult, d'où il les tient, mais qu'il se les scache approprier. La verité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premierement, qu'à qui les dict aprez: ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puis que luy et moy l'entendons et veoyons de mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs; mais elles en font aprez le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thym, ny mariolaine : ainsi les pieces empruntees d'aultruy, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à sçavoir son iugement: son institution, son travail et estude ne vise qu'à le former. Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu'il en a faict. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts; non pas ce qu'ils tirent d'aultruy : vous ne veoyez pas les espices d'un homme de parlement; vous veoyez les alliances qu'il a gaignees, et honneurs à ses enfants: nul ne met en compte publicque sa recepte; chascun y met son acquest.

Le gaing de nostre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage. C'est, disoit Epicharmus3, l'entendement qui veoid et qui oyt; c'est l'entendement qui approufite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui regne; toutes aultres choses sont aveugles, sourdes et sans ame. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda iamais à son disciple ce qu'il luy semble de la rhetorique et de la grammaire, de telle ou telle sentence de Cicero? on nous les placque en la memoire toutes empennees, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçavoir par cœur n'est pas sçavoir; c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa memoire. Ce qu'on sçait droictement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeulx vers son li

1 Aussi bien que savoir, douter a son mérite.
DANTE, Inferno, cant. XI, v. 93.

[ocr errors]

2 Nous n'avons pas de roi ; que chacun dispose librement de soi-même. SÉNÈQUE, Epist. 33.

3 Dans les Stromates de S. CLÉMENT D'ALEXANDRIE, 1. II, et dans PLUTARQUE, de Solertia animalium, p. 961, éd. de Paris, 1624. C.

MONTAIGNE.

vre. Fascheuse suffisance, qu'une suffisance pure livresque! le m'attens qu'elle serve d'ornement, non de fondement; suyvant l'advis de Platon, qui dict« la fermeté, la foy, la sincerité, estre la vraye philosophie; les aultres sciences, et qui visent ailleurs, n'estre que fard. » Ie vouldroy que le Paluël ou Pompee, ces beaux danseurs de mon temps, apprinssent des caprioles à les veoir seulement faire, sans nous bouger de nos places; comme ceulx cy veulent instruire nostre entendement, sans l'esbranler: ou qu'on nous apprinst à manier un cheval, ou une picque, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer; comme ceulx cy nous veulent apprendre à bien iuger et à bien parler, sans nous exercer à parler ny à iuger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se presente à nos yeulx sert de livre suffisant : la malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matieres. A cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des païs estrangiers: non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse françoise, combien de pas a Santa Rotonda', ou la richesse des calessons de la signora Livia; ou, comme d'aultres, combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille : mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d'aultruy. Ie vouldroy qu'on commenceast à le promener dez sa tendre enfance; et premierement, pour faire d'une pierre deux coups, par les nations voysines où le langage est plus esloingné du nostre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne se peult plier.

Aussi bien est ce une opinion receue d'un chascun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents: cette amour naturelle les attendrit trop et relasche, voire les plus sages; ils ne sont capables ny de chastier ses faultes, ny de le veoir nourry grossierement comme il fault et hazardeusement; ils ne le sçauroient souffrir revenir suant et pouldreux de son exercice, boire chauld, boire froid, ny le veoir sur un cheval rebours, ny contre un rude tireur le floret au poing, ou la premiere arquebuse. Car il n'y a remede qui en veult faire un homme de bien, sans doubte il ne le fault espargner en cette ieu

C'est l'ancien Panthéon, qu'Agrippa fit bátir sous le règne d'Auguste. C.

nesse; et fault souvent chocquer les reigles de la point des sottises et fables qui se diront en sa pre medecine :

2

Vitamque sub dio, et trepidis agat

In rebus 1.

Ce n'est pas assez de luy roidir l'ame; il luy fault aussi roidir les muscles: elle est trop pressee, si elle n'est secondee; et a trop à faire de, seule, fournir à deux offices. Ie sçay combien ahanne la mienne en compaignie d'un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle; et apperceoy souvent, en ma leçon 3, qu'en leurs escripts mes maistres font valoir, pour magnanimité et force de courage, des exemples qui tiennent volontiers plus de l'espessissure de la peau et dureté des os.

I'ay veu des hommes, des femmes et des enfants ainsi nayz, qu'une bastonade leur est moins qu'à moy une chiquenaude; qui ne remuent ny langue ny sourcil aux coups qu'on leur donne: quand les athletes contrefont les philosophes en patience, c'est plustost vigueur de nerfs que de cœur. Or l'accoustumance à porter le travail est accoustumance à porter la douleur : labor callum obducit dolori 4. Il le fault rompre à la peine et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine et aspreté de la dislocation, de la cholique, du cautere, et de la geaule aussi et de la torture; car de ces dernieres icy, encores peult il estre en prinse, qui regardent les bons, selon le temps, comme les meschants: nous en sommes à l'espreuve; quiconque combat les loix, menace les plus gents de bien d'escourgees et de la chorde.

Et puis, l'auctorité du gouverneur, qui doibt estre souveraine sur luy, s'interrompt et s'empesche par la presence des parents: ioinct que ce respect que la famille luy porte, la cognoissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont pas, à mon opinion, legieres incommoditez en cet aage.

En cette eschole du commerce des hommes, l'ay souvent remarqué ce vice, qu'au lieu de prendre cognoissance d'aultruy, nous ne travaillons qu'à la donner de nous; et 30mmes plus en peine de debiter nostre marchandise que d'en acquerir de nouvelle : le silence et la modestie sont qualitez tres commodes à la conversation. On dressera cet enfant à estre espargnant et mesnagier de sa suffisance, quand il l'aura acquise; à ne se formalizer

Qu'il n'ait de toit que le ciel, qu'il vive au milieu des alares. HOR. Od. III, 2, 5.

Souffre, fatigue. C.

3 Dans mes lectures. C.

4 Le travail vous endurcit à la douleur, CICER. Tusc. quæst. II, 15

sence: car c'est une incivile importunité de chocquer tout ce qui n'est pas de nostre appetit. Qu'il se contente de se corriger soy mesme; et ne semble pas reprocher à aultruy tout ce qu'il refuse à faire, ny contraster aux mœurs publicques: licet sapere sine pompa, sine invidia1. Fuye ces images regenteuses et inciviles, et cette puerile ambition de vouloir paroistre plus fin, pour estre aultre; et comme si ce feust marchandise mal aysee que reprehensions et nouvelletez, vouloir tirer de là nom de quelque peculiere valeur. Comme il n'affiert qu'aux grands poëtes d'user des licences de l'art, aussi n'est il supportable qu'aux grandes ames et illustres de se privilegier au dessus de la coustume. Si quid Socrates aut Aristippus contra morem et consuetudinem fecerunt, idem sibi ne arbitretur licere: magnis enim illi et divinis bonis hanc licentiam assequebantur. On luy apprendra de n'entrer en discours et contestation, que là où il verra un champion digne de sa luicte; et là mesme, à n'employer pas touts les tours qui luy peuvent servir, mais ceulx là seulement qui luy peuvent le plus servir. Qu'on le rende delicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence, et par consequent la briefveté. Qu'on l'instruise sur tout à se rendre et à quitter les armes à la verité tout aussitost qu'il l'appercevra ; soit qu'elle naisse ez mains de son adversaire soit qu'elle naisse en luy mesme par quelque radvisement: car il ne sera pas mis en chaise pour dire un roolle prescript; il n'est engagé à aulcune cause, que parce qu'il l'appreuve; ny ne sera du mestier où se vend à purs deniers comptants la liberté de se pouvoir repentir et recognoistre : neque, ut omnia, quæ præscripta et imperata sint, defendat, necessitate ulla cogitur3.

Si son gouverneur tient de mon humeur, il luy formera la volonté à estre tres loyal serviteur de son prince, et tres affectionné et tres courageux; mais il luy refroidira l'envie de s'y attacher aul'rement que par un debvoir publicque. Oultre plusieurs aultres inconvenients qui blecent nostre liberté par ces obligations particulieres, le iugement d'un homme gagé et achepté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d'impru

1 On peut être sage sans éclat, sans orgueil. SÉNÈQUE, Epist.

103.

2 Si Aristippe ou Socrate n'ont pas toujours respecté les coutumes et les mœurs de leur pays, ce serait une erreur de croire que vous puissiez les imiter. Leur mérite transcendant et presque divin autorisait cette liberté. Cic. de Offic. I, 41.

3 Nulle nécessité ne l'oblige de défendre tout ce qu'on voudrait impérieusement lui prescrire. Cic. Acad. II, 3.

dence et d'ingratitude. Un pur courtisan ne peult | avoir ny loy ny volonté de dire et penser que favorablement d'un maistre qui, parmi tant de milliers d'aultres subiects, l'a choisy pour le nourrir et eslever de sa main; cette faveur et utilité corrompent, non sans quelque raison, sa franchise, et l'esblouissent pourtant veoid on coustumierement le langage de ces gents là divers à tout aultre langage en un estat, et de peu de foy en telle matiere.

Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n'ayent que la raison pour conduicte. Qu'on luy face entendre que de confesser la faulte qu'il descouvrira en son propre discours, encores qu'elle ne soit apperceue que par luy, c'est un effect de iugement et de sincerité, qui sont les principales parties qu'il cherche ; que l'opiniastrer et contester sont qualitez communes, plus apparentes aux plus basses ames; que se radviser et se corriger, abandonner un mauvais party sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes et philosophiques. On l'advertira, estant en compaignie, d'avoir les yeulx par tout; car ie treuve que les premiers sieges sont communement saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se treuvent gueres meslees à la suffisance : i'ai veu, ce pendant qu'on s'entretenoit au hault bout d'une table de la beaulté d'une tapisserie ou du goust de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l'aultre bout. Il sondera la portee d'un chascun : un bouvier, un masson, un passant, il fault tout mettre en besongne, et emprunter de chascun | selon sa marchandise, car tout sert en mesnage; la sottise mesme et foiblesse d'aultruy luy sera instruction : à contrerooller les graces et façons d'un chascun, il s'engendrera envie des bonnes, et mespris des mauvaises.

Qu'on luy mette en fantasie une honneste curiosité de s'enquerir de toutes choses: tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il le verra; un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une battaille ancienne, le passage de Cesar ou de Charlemaigne;

Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab æstu;
Ventus in Italiam quis bene vela ferat1;

il s'enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce prince, et de celuy là: ce sont choses tres plaisantes à apprendre, et tres utiles à sçavoir.

* Quelle contrée est engourdie par le froid, ou brûlée par le soleil ; quel vent propice pousse les vaisseaux en Italie. PROPERCE, IV, 3, 39.

En cette practique des hommes, i'entens y comprendre, et principalement, ceulx qui ne vivent qu'en la memoire des livres : il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siecles. C'est un vain estude, qui veult; mais qui veult aussi, c'est un estude de fruict ines timable, et le seul estude, comme dict Platon ', que les Lacedemoniens eussent reservé à leur part. Quel proufit ne fera il, en cette part là, à la lecture des Vies de nostre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple la date de la ruyne de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion; ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il feut indigne de son debvoir qu'il mourust là. Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu'à en iuger. C'est à mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure : i'ay leu en Tite Live cent choses que tel n'y a pas leu; Plutarque y en a leu cent, oultre ce que i'y ay sceu lire, et à l'adventure oultre ce que l'aucteur y avoit mis : à d'aulcuns, c'est un pur estude grammairien; à d'aultres, l'anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus tres dignes d'estre sceus; car, à mon gré, c'est le mais. tre ouvrier de telle besongne; mais il y en a mille qu'il n'a que touchez simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaist; et se contente quelquesfois de ne donner qu'une attaincte dans le plus vif d'un propos. Il les fault arracher de là, et mettre en place marchande : comme ce sien mot, « Que les habitants d'Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule syllabe, qui est Non, » donna peut estre la matiere et l'occasion à la Boëtie de sa SERVITUDE VOLONTAIRE. Cela mesme de luy veoir trier une legiere action en la vie d'un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas cela, c'est un discours. C'est dommage que les gents d'entendement ayment tant la briefveté : sans doubte leur reputation en vault mieulx; mais nous en valons moins. Plutarque ayme mieulx que nous le vantions de son iugement, que de son sçavoir; il ayme mieulx nous laisser desir de soy, que sa tieté : il sçavoit qu'ez choses bonnes mesme on peult trop dire; et qu'Alexandridas reprocha iustement à celuy qui tenoit aux ephores des bons propos, mais trop longs: « O estrangier, tu dis

1 Hippias major, édit. d'Henri Estienne, t. III, pag. 249. C 2 Dans son traité de la Mauvaise honte ch.7, de la traduction d'Amyot. C.

[ocr errors]
« PreviousContinue »