ils avant en sa grace, tant reluise en eulx la vertu et integrité qui, voire aux plus meschants, donne quelque reverence de soy quand on la veoid de prez, mais ces gents de bien mesme ne sçauroient durer, et fault qu'ils se sentent du mal commun, et qu'à leurs despens ils esprouvent la tyrannie. Un Seneque, un Burre, un Trazee', cette terne de gents de bien, desquels mesme les deux leur mauvaise fortune les approcha d'un tyran, et leur meit en main le maniement de ses affaires; touts deux estimez de luy, et cheris, et encores l'un l'avoit nourry, et avoit pour gages de son amitié, la nourriture de son enfance: mais ces trois là sont suffisants tesmoings, par leur cruelle mort, combien il y a peu de fiance en la faveur des mauvais maistres. Et à la verité, quelle amitié peult on esperer en celuy qui a bien le cœur si dur, de haïr son royaume qui ne faict que luy obeïr, et lequel, pour ne se sçavoir pas encores aymer, s'appauvrit luy mesme, et destruit son empire? Or si on veut dire que ceulx là pour avoir bien vescu sont tumbez en ces inconvenients 3, qu'on regarde hardiement autour de celuy là mesme 4, et on verra que ceulx qui veinrent en sa grace, et s'y mainteinrent par meschancetez, ne feurent pas de plus longue duree. Qui a ouy parler d'amour si abbandonnee, d'affection si opiniastre? qui a iamais leu d'homme si obstineement acharné envers femme, que de celuy là envers Poppee? or feut elle aprez empoisonnee par luy mesme. Agrippine sa mere avoit tué son mary Claude pour luy faire place en l'empire; pour l'obliger, elle n'avoit iamais faict difficulté de rien faire ny de souffrir: doncques son fils mesme, son nourrisson, son empereur faict de sa main, aprez l'avoir souvent faillie, luy osta la vie : et n'y eut lors personne qui ne dist qu'elle avoit fort bien merité cette punition, si c'eust 1 Un Burrhus, un Thraséas. C. 2 Ce trio, pourrait-on dire aujourd'hui, s'il était permis d'employer le mot de trio dans un sens grave et sérieux. C. · Cela n'est pas possible: il faudrait dire, cette trinité ou ce triumvirat de gens de bien. E. J. 3 Que Burrhus, Sénèque et Thraséas ne sont tombés dans ces inconvénients que pour avoir été gens de bien. C. 4 De Néron. 5 Selon Suétone et Tacite, Néron la tua d'un coup de pied qu'il lui donna dans le temps de sa grossesse. Poppaam (dit le premier dans la Vie de Néron, c. 35) dilexit unice. Et tamen ipsam quoque ictu calcis occidit. Pour Tacite, il ajoute que c'est plutôt par passion que sur un fondement raisonnable que quelques écrivains ont publié que Poppée avait été empoisonnée par Néron. Poppæa, dit-il (Annal. XVI, 6), mortem obiit, fortuita mariti iracundia, a quo gravida ictu calcis afflicta est. Neque enim venenum crediderim, quamvis quidam scriptores tradant, odio magis, quam ex fide. C. 6 Voyez SUÉTONE, dans la Vie de Néron, c. 34. C. esté par les mains de quelque aultre que de celuy qui la luy avoit baillee. Qui feut oncques plus aysé à manier, plus simple, pour le dire mieulx, plus vray niaiz, que Claude l'empereur? qui feut oncques plus coëffé de femme, que luy de Messaline? Il la meit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure tousiours aux tyrans, s'ils en ont, à ne sçavoir bien faire; mais ie ne sçay comment à la fin, pour user de cruauté, mesme envers ceulx qui leur sont prez, si peu qu'ils ayent d'esprit, cela mesme s'esveille. Assez commun est le beau mot de cettuy là ', qui veoyant la gorge descouverte de sa femme, qu'il aymoit le plus, et sans laquelle il sembloit qu'il n'eust sceu vivre, il la caressa de cette belle parole : « Ce beau col sera tantost couppé, si ie le commande. » Voylà pourquoy la pluspart des tyrans anciens estoient communement tuez par leurs favoris, qui ayants cogneu la nature de la tyrannie, ne se pouvoient tant asseurer de la volonté du tyran, comme ils se desfioient de sa puissance. Ainsi feut tué Domitian par Estienne2; Commode, par une de ses amies mesme3; Antonin, par Macrin 4; et de mesme quasi touts les aultres. C'est cela, que certainement le tyran n'est iamais aymé, ny n'ayme. L'amitié, c'est un nom sacré, c'est une chose saincte; elle ne se met iamais qu'entre gents de bien, ne se prend que par une mutuelle estime; elle s'entretient, non tant par un bienfaict, que par la bonne vie. Ce qui rend un amy asseuré de l'aultre, c'est la cognoissance qu'il a de son integrité : les respondants qu'il en a, c'est son bon naturel, la foy, et la constance. Il n'y peult avoir d'amitié là où est la cruauté, là où est la desloyauté, là où est l'iniustice. Entre les meschants quand ils s'assemblent, c'est un complot, non pas compaignie; ils ne s'entretiennent pas, mais ils s'entrecraignent; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices 5. Or quand bien cela n'empescheroit point, en De Caligula, lequel, dit SUÉTONE, dans sa Vie, c. 33 Quoties uxoris, vel amiculæ collum exoscularetur, addebat: Tam bona cervix, simul ac jussero, demetur. 2 SUÉTONE, dans la Vie de Domitien, c. 17. Qui se nommait Marcia. HÉRODIEN, liv. I. 3 4 Antonin Caracalla, qu'un centurion, nommé Martial, tua d'un coup de poignard, à l'instigation de Macrin, comme on peut voir dans HÉRODIEN, liv. IV, vers la fin. Le premier imprimeur de ce discours a mis ici Marin au lieu de Macrin, faute évidente. La Boëtie ne pouvait pas se tromper au nom de Macrin, trop connu dans l'histoire, puisqu'il fut élu empereur à la place d'Antonin Caracalla. C. 5 Hæc inter bonos amicitia, inter malos factio est. SAL LUST. Jugurth. c. 31. cores seroit il mal aysé de trouver en un tyran une amour asseuree, parce qu'estant au dessus de touts, et n'ayant point de compaignon, il est desia au delà des bornes de l'amitié, qui a son gibbier en l'equité, qui ne veult iamais clocher, ains est tousiours eguale. Voylà pourquoy il y a bien (ce dict on) entre les voleurs quelque foy au partage du butin, pource qu'ils sont pairs et compaignons, et que s'ils ne s'entr'ayment, au moins ils s'entrecraignent, et ne veulent pas, en se desunissant, rendre la force moindre : mais du tyran ceulx qui sont les favoris ne peuvent iamais avoir aulcune asseurance; de tant qu'il a apprins d'eulx mesmes qu'il peult tout, et qu'il n'y a ny droict ny debvoir aulcun qui l'oblige; faisant son estat de compter sa volonté pour raison, et n'avoir compaignon aulcun, mais d'estre de touts maistre. Doncques n'est ce pas grand' pitié, que veoyant tant d'exemples apparents, veoyant le dangier si present, personne ne se vueille faire sage aux despens d'aultruy? et que de tant de gents qui s'approchent si volontiers des tyrars, il n'y en ayt pas un qui ayt l'advisement et la hardiesse de leur dire ce que dit (comme porte le conte) le renard au lion qui faisoit le malade: « le t'iroy veoir de bon cœur en ta taniere; mais ie veoy assez de traces de bestes qui vont en avant vers toy, mais en arriere qui reviennent, ie n'en veoy pas une? Ces miserables veoyent reluire les thresors du tyran, et regardent touts estonnez les rayons de sa braverie; et alleichez de cette clarté, ils s'approchent, et ne veoyent pas qu'ils se mettent dans la flamme, qui ne peult faillir à les consumer: ainsi le satyre indiscret ( comme disent les fables), veoyant esclairer le feu trouvé par le sage Promethee, le trouva si beau, qu'il l'alla baiser, et se brusler: ainsi le papillon, qui esperant iouyr de quelque plaisir, se met dans le feu pource qu'il reluict, il esprouve l'aultre vertu, cela qui brusle, ce dict le poëte toscan. Mais encores, mettons que ces mignons eschappent les mains de celuy qu'ils servent; ils ne se sauvent iamais du roy qui vient aprez: s'il est bon, il fault rendre compte, et recognoistre au moins lors la raison; s'il est mauvais, et pareil à leur maistre, il ne sera pas qu'il n'ayt aussi bien ses favoris, lesquels com | munement ne sont pas contents d'avoir à leur tour la place des aultres, s'ils n'ont encores le plus souvent et les biens et la vie. Se peult il doncques faire qu'il se trouve aulcun qui, en si grand peril, avecques si peu d'asseurance, vueille prendre cette malheureuse place, de servir en si grand' peine un si dangereux maistre ? Quelle peine, quel martyre est ce! vray Dieu! estre nuict et iour aprez pour songer pour plaire à un, et neantmoins se craindre de luy plus que d'homme du monde; avoir tousiours l'œil au guet, l'aureille aux escoutes, pour espier d'où viendra le coup, pour descouvrir les embusches, pour sentir la mine de ses compaignons, pour adviser qui le trahit, rire à chascun, se craindre de touts, n'avoir aulcun ny ennemy ouvert, ny amy asseuré ; ayant tousiours le visage riant et le cœur transy, ne pouvoir estre ioyeux, et n'oser estre triste! I Mais c'est plaisir de considerer, Qu'est ce qui leur revient de ce grand torment, et le bien qu'ils peuvent attendre de leur peine et de cette miserable vie. Volontiers le peuple, du mal qu'il souffre, n'en accuse pas le tyran, mais ceulx qui le gouvernent: ceulx là, les peuples, les nations, tout le monde, à l'envy, iusques aux païsants, iusques aux laboureurs, ils sçavent leurs noms, ils deschiffrent leurs vices, ils amassent sur eulx mille oultrages, mille vilenies, mille mauldissons; toutes leurs oraisons, touts leurs vœus sont contre ceulx là; touts les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines, ils les leur reprochent; et si quelquesfois ils leur font par apparence quelque honneur, lors mesme ils les maugreent en leur cœur, et les ont en horreur plus estrange que les bestes sauvages. Voylà la gloire, voylà l'honneur qu'ils receoivent de leur service envers les gents, desquels quand chascun auroit une piece de leurs corps, ils ne seroient pas encores, ce semble, satisfaicts, ny à demy saoulez de leur peine; mais certes, encores aprez qu'ils sont morts, ceulx qui viennent aprez ne sont iamais si paresseux, que le nom de ces mangepeuples ne soit noircy de l'encre de mille plumes, et leur reputation deschiree dans mille livres, et les os mesmes, par 1 Pour éventer la mine. E. J. 2 2 C'est le titre qu'on donne à un roi dans HOMÈRE ( Snμ¤ópos Basileus, Iliad. I, 231), et dont la Boëtie régale trèsjustement ces premiers ministres, ces intendants ou surintendants des finances, qui par les impositions excessives et injustes dont ils accablent le peuple, gåtant et dépeuplant les pays dont on leur a abandonné le soin, font bientôt d'un puissant royaume où florissaient les arts, l'agriculture et le commerce, un désert affreux où règnent la barbarie et la pauvreté, jettent le prince dans l'indigence, le rendent odieux à ce qui lui reste de sujets, et méprisable à ses voisins. C. TABLE DES PRINCIPALES MATIÈRES CONTENUES DANS LES ESSAIS DE MONTAIGNE. A. ABRA, fille de saint Hilaire, évêque de Poitiers, 103. Accidents funestes. Supportés sans peine par certaines per- Accointances domestiques. Ce qu'il y faut rechercher, 86. Action. L'utilité d'une action ne la rend pas honorable, 415. ELIUS VÉRUS. Ce qu'il répondit à sa femme, qui lui re- EMILIUS LÉPIDUS. Sa mort, 29. EMILIUS RÉGILLUS (L.). Ne peut empêcher ses soldats ÆSCHYLUS. Sa mort, 29. Age. Quel est l'âge où l'homme est capable des plus gran- AGÉSILAUS. Ce qu'il était d'avis d'apprendre aux enfants, AGIS, roi de Sparte. Sa réponse remarquable à un ambas- AGRIGENTINS. Élevaient des monuments à l'honneur des ALBE (le duc d'). Cruautés qu'il exerça à Bruxelles, 12. ALBUCILLA. Mort de cette Romaine, 313. ALCIBIADE. Donna un soufflet à un grammairien qui lui dé- ALCMÉON. A quelles choses il attribuait la divinité, 261. ALEXANDRE, tyran de Phères. Pourquoi ne voulait pas ALLEMANDS. Quoique ivres, sont malaisés à vaincre, 170. ALVIANE (Barthélemy d'), général vénitien. Pourquoi AMASIS, roi d'Égypte. Épouse une belle Grecque, mais Ame. Doit avoir quelque objet vrai ou faux dont elle puisse s'occuper, 9. Ne regarde pas les choses d'un même biais, AMÉRICAINS. Ce fut leur candeur et leur vertu qui les livra AMÉRIQUE. Quel compliment certains peuples d'Amérique 509. Amour. Comment se guérit, au jugement de Cratès, 250. à mettre en jeu cette passion, 444. Ce que c'est que l'a- AMYOT (Jacques). Loué de ce que, dans sa traduction de ANACHARSIS. Quel est, à son avis, le gouvernement le plus ANAXAGORAS. Le premier philosophe qui ait reconnu que ANAXARCHUS. Mis en pièces par le tyran Nicocréon; sa ANAXIMANDER. Son opinion sur la nature de Dieu, 261. Et ANAXIMÈNES. Son opinion sur la nature de Dieu, 261. ANDRON, Argien. Traversait la Libye sans boire, 566. ANTIGONUS. Comment se moque d'un poëte qui l'avait ap- ANTIOCHUS. Dépouillé de ses conquêtes par une lettre du ANTISTHÈNES. Sa réponse à ceux qui lui reprochaient sa APOLLODORE, tyran de Potidée. Torturé par le souvenir Apparences. Dans la vie, le sage est déterminé par elles, 324. ARACUS, amiral de Sparte, 50. |