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aux hommes qu'en fuy seul il n'y eust aultre chose à redire. Si i'ay quelque curiosité en mon traictement, c'est plustost au coucher qu'à aultre chose; mais ie cede et m'accommode en general, autant que tout aultre, à la necessité. Le dormir a occupé une grande partie de ma vie; et le continue encores, en cet aage, huict ou neuf heures, d'une haleine. le me retire avecques utilité de cette propension paresseuse, et en vaulx evidemment mieulx. Ie sens un peu le coup de la mutation; mais c'est faict en trois iours. Et n'en veoy gueres qui vive à moins, quand il est besoing, et qui s'exerce plus constamment, ny à qui les courvees poisent moins. Mon corps est capable d'une agitation ferme, mais non pas vehemente et soubdaine. Ie fuy meshuy les exercices violents et qui me meinent à la sueur : mes membres se lassent avant qu'ils s'eschauffent. Ie me tiens debout, tout le long d'un iour, et ne m'ennuye point à me promener; mais sur le pavé, depuis mon premier aage, ie n'ay aymé d'aller qu'à cheval à pied, ie me crotte iusques aux fesses; et les petites gents sont subiects, par ces rues, à estre chocquez et coudoyez, à faulte d'apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les iambes autant ou plus haultes que le siege.

Il n'est occupation plaisante comme la militaire occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse et superbe de toutes les vertus, est la vaillance) et noble en sa cause; il n'est point d'utilité, ny plus iuste, ny plus universelle, que la protection du repos et grandeur de son païs. La compaignie de tant d'hommes vous plaist, nobles, ieunes, actifs; la veue ordinaire de tant de spectacles tragiques; la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vie masle et sans cerimonie; la varieté de mille actions diverses; cette courageuse harmonie de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe et les aureilles et l'ame; l'honneur de cet exercice; son aspreté mesme et sa difficulté, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en faict part aux femmes et aux enfants: vous vous conviez aux roolles et hazards particuliers, selon que vous iugez de leur esclat et de leur importance, soldat volontaire; et veoyez quand la vie mesme y est excusablement employee,

Pulchrumque mori succurrit in armis'. De craindre les hazards communs qui regardent

* Qu'il est beau de mourir les armes à la main ! Vino Eneid. П, 317.

une si grande presse; de n'oser ce que tant de sortes d'ames osent, et tout un peuple, c'est à faire à un cœur mol et bas oultre mesure : la compaignie asseure iusques aux enfants. Si d'aultres vous surpassent en science, en grace, en force, en fortune, vous avez des causes tierces à qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermeté d'ame, vous n'avez à vous en prendre qu'à vous. La mort est plus abiecte, plus languissante et penible dans un lict, qu'en un combat; les fiebvres et les catarrhes, autant douloureux et mortels qu'une arquebusade. Qui seroit faict à porter valeureusement les accidents de la vie commune, n'auroit point à grossir son courage pour se rendre gendarme. Vivere, mi Lucili, militare est'.

Il ne me souvient point de m'estre iamais veu galleux : si est la graterie, des gratifications de nature les plus doulces, et autant à main; mais elle a la penitence trop importunement voysine. Ie l'exerce plus aux aureilles, que i'ay au dedans pruantes, par secousses.

Ie suis nay de touts les sens entier quasi à la perfection. Mon estomach est commodement bon, comme est ma teste; et le plus souvent, se maintiennent au travers de mes fiebvres, et aussi mon haleine. I'ay oultrepassé l'aage3 auquel des nations, non sans occasion, avoient prescript une si iuste fin à la vie, qu'elles ne permettoient point qu'on l'excedast; si ay ie encores des remises, quoy que inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y a peu à dire de la santé et indolence de ma ieunesse. Ie ne parle pas de la vigueur et alaigresse: ce n'est pas raison qu'elle me suyve hors ses limites;

Non hoc amplius est liminis, aut aquæ

Cœlestis, patiens latus 4. Mon visage me descouvre incontinent, et mes yeulx : touts mes changements commencent par là, et un peu plus aigres qu'ils ne sont en effect; ie fois souvent pitié à mes amis, avant que i'en sente la cause. Mon mirouer ne m'estonne pas; car en la ieunesse mesme, il m'est advenu plus d'une fois de chausser ainsin un teinct et un

1 Vivre, mon cher Lucilius, c'est faire la guerre. SÉNÈQUE, Epist. 96.

Sujettes à des démangeaisons; expression gasconne. C. 3 Montaigne avait mis d'abord, comme on le voit dans l'exemplaire de Bordeaux : « l'ay oultrepassé tantost de six ans le cinquantiesme, auquel des nations, etc. » Cette phrase, écrite une année seulement après l'édition de 1588, n'a pu rester; car l'auteur n'a cessé de revoir et d'augmenter son livre jusqu'à sa mort, en 1592. J. V. L.

4 Je n'ai plus la force de rester la nuit devant la porte d'une maîtresse, à souffrir le froid ou la pluie. HoR. Od. III, 10, 19

port trouble et de mauvais prognosticque, sans grand accident; en maniere que les medecins, qui ne trouvoient au dedans cause qui respondist à cette alteration externe, l'attribuoient à l'esprit, et à quelque passion secrette qui me rongeast au dedans : ils se trompoient. Si le corps se gouvernoit autant selon moy que faict l'ame, nous marcherions un peu plus à nostre ayse: ic l'avoy lors, non seulement exempte de trouble, mais encores pleine de satisfaction et de festes, comme elle est le plus ordinairement, moitié de sa complexion, moitié de son desseing :

Nec vitiant artus ægræ contagia mentis '.

Je tiens que cette sienne temperature a relevé maintesfois le corps de ses cheutes: il est souvent abbattu, que si elle n'est eniouce, elle est au moins en estat tranquille et reposé. l'eus la fiebvre quarte, quatre ou cinq mois, qui m'avoit tout desvisagé; l'esprit alla tousiours non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors moy, l'affoiblissement et la langueur ne m'attristent gueres ie veoy plusieurs defaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que ie craindroy moins que mille passions et agitations d'esprit que ie veoy en usage. Ie prens party de ne plus courre; c'est assez que ie me traisne: ny ne me plains de la decadence naturelle qui me tient;

de

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus 2?

non plus que ie ne regrette que ma duree ne soit aussi longue et entiere que celle d'un chesne.

le n'ay point à me plaindre de mon imagination: i'ay eu peu de pensees en ma vie qui m'ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont esté du desir, qui m'esveillast sans m'affliger. Ie songe peu souvent; et lors, c'est des choses fantastiques et des chimeres, produictes communement de pensees plaisantes, plustost riles dicules que tristes : et tiens qu'il est vray que songes sont loyaulx interpretes de nos inclinations; mais il y a de l'art à les assortir et entendre: Rex, quæ in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident, Quæque agunt vigilantes, agitantque, ea si cui in somno [accidunt, Minus mirandum est 3.

Platon dict davantage, que c'est l'office de la

pour l'advenir ie ne veoy rien à cela, sinon les merveilleuses experiences que Socrates, Xenophon, Aristote, en recitent, personnages d'auctorité irreprochable. Les histoires disent que les Atlantes ne songent iamais; qui ne mangent aussi rien qui aye prins mort : ce que i'adiouste, d'autant que c'est à l'adventure l'occasion pourquoy ils ne songent point; car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture, pour faire les songes à propos3. Les miens sont tendres, et ne m'apportent aulcune agitation de corps, ny expression de voix. I'ay veu plusieurs de mon temps en estre merveilleusement agitez: Theon le philosophe se promenoit en songeant; et le valet de Pericles, sur les tuiles mesmes et faiste de la maison 4.

Je ne choisis gueres à table, et me prens à la premiere chose et plus voysine; et me remue mal volontiers d'un goust à un aultre. La presse des plats et des services me desplaist autant qu'aultre presse: ie me contente ayseement de peu de mets; ct hay l'opinion de Favorinus, qu'en un festin, il fault qu'on vous desrobbe la viande où vous prenez appetit, et qu'on vous en substitue tousiours une nouvelle; et que c'est un miserable soupper, si on n'a saoulé les assistants de cropions de divers oyseaux ; et que le seul becquefigue merite qu'on le mange entier. I'use familierement de viandes salees: si ayme ie mieulx le pain sans sel; et mon boulanger chez moy n'en sert pas d'aultre pour ma table, contre l'usage du païs. On a eu en mon enfance principalement à corriger le refus que ie faisoy de choses que communement on ayme le mieulx en cet aage; sucres, confitures, pieces de four. Mon gouverneur combattit cette haine de viandes delicates, comme une espece de delicatesse; aussi n'est elle aultre chose que difficulté de goust, où qu'il s'applique. Qui oste à un enfant certaine particuliere et obstinee affection au pain bis, et au lard, ou à l'ail, il luy oste la friandise. Il en est qui font les laborieux et les patients, pour regretter le boul et le iambon, parmy les perdris : ils ont bon temps; c'est la delicatesse des delicats; c'est la

die d'Attius, intitulée Brutus. C'est un devin qui parle ici à

prudence d'en tirer des instructions divinatrices Tarquin le Superbe, un des premiers personnages de la pièce

Jamais les troubles de mon esprit n'ont influé sur mon corps. OVIDE, Trist. III, 8, 25.

2 S'étonne-t-on de voir des goitres dans les Alpes? JUVÉNAL, XIII, 162.

3 O roi, il n'est pas surprenant que les hommes retrouvent en songe les choses qui les occupent dans la vie et qu'ils méditent, qu'ils voient, qu'ils font, lorsqu'ils sont éveillés. Cic. de Divinat. I, 22. — Les vers latins sont pris d'une tragé

Il ne reste que quelques fragments des ouvrages de cet ancien poëte tragique. C.

I PLATON, Timée, p. 71. C.

2 HÉRODOTE, IV, 184; POMPONIUS MÉLA, I, 8. J. V. L.

3 Cic. de Divinat. II, 58. C.

4 DIOG. LAERCE, Vie de Pyrrhon, IX, 82. C.

5 Ce que Montaigne appelle l'opinion de Favorinus, c'est c que Favorinus condamne directement. Voyez AULU-GELLE, Noct. attie XV, 8. C.

goust d'une molle fortune, qui s'affadit aux choses ordinaires et accoustumees; per quæ luxuria divitiarum tædio ludit'. Laisser à faire bonne chere de ce qu'un aultre la faict; avoir un soing curieux de son traictement, c'est l'essence de ce vice :

Si modica cœnare times olus omne patella'.

Il y a bien vrayement cette difference, qu'il vault mieulx obliger son desir aux choses plus aysees à recouvrer; mais c'est tousiours vice de s'obliger: i'appellois aultrefois delicat, un mien parent qui avoit desapprins, en nos galeres, à se servir de nos licts, et se despouiller pour se coucher.

considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de roys de Sparte'! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eut advantage sur Leonidas son pere, elle feit la bonne fille, et se rallia avecques son pere, en son exil, en sa misere, s'opposant au victorieux. La chance veint elle à tourner? la voylà changee de vouloir avecques la fortune, se rengeant courageusement à son mary, lequel elle suyvit par tout où sa ruyne le porta; n'ayant, ce me semble, aultre chois que de se iecter au party où elle faisoit le plus de besoing, et où elle se monstroit plus pitoyable. Ie me laisse plus naturellement aller aprez l'exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceulx qui avoient besoing de luy, plus qu'à ceulx qui luy pouvoient bien faire, que ie ne fois à celuy de Pyrrhus3, propre à s'abbaisser soubs les grands, et à s'enorgueillir sur les petits.

Les longues tables m'ennuyent et me nuisent: car soit pour m'y estre accoustumé enfant, à faulte de meilleure contenance, ie mange autant que i'y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soit des courtes, ie m'y mets volontiers un peu aprez les aultres, sur la forme d'Auguste : mais ie ne l'imite pas en ce qu'il en sortoit aussi avant les aultres; au rebours, i'ayme à me reposer long temps aprez, et en ouyr conter, pourveu que ie ne m'y mesle point; car ie me lasse et me blece de parler l'estomach plein, autant comme ie treuve l'exercice de crier et contester, avant le repas, tres salubre et plaisant.

Si i'avoy des enfants masles, ie leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna, qui n'a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde, m'envoya, dez le berceau, nourrir à un pauvre village des siens, et m'y teint autant que ie feus en nourrice, et encores au delà; me dressant à la plus basse et commune façon de vivre: magna pars | libertatis est bene moratus venter3. Ne prenez iamais, et donnez encores moins à vos femmes, la charge de leur nourriture; laissez les former à la fortune, soubs des loix populaires et naturelles; laissez à la coustume de les dresser à la frugalité et à l'austerité : qu'ils ayent plustost à descendre de l'aspreté, qu'à monter vers elle. Son humeur visoit encores à une aultre fin; de me rallier avecques le peuple et cette condition d'hommes qui a besoing de nostre ayde: et estimoit que ie feusse tenu de regarder plustost vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy qui me tourne le dos; et feut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fonts, à des personnes de la plus abiecte fortune, pour m'y obliger et attacher. Son desseing n'a pas du tout mal succedé: ievement que nous, qui passons en poste toutes nos m'addonne volontiers aux petits, soit pource qu'il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peult infiniement en moy. Le party que ie condemneray en nos guerres, ie le condemneray plus Ceulx qui doibvent avoir soing de moy, pourasprement, fleurissant et prospere: il sera pourroient à bon marché me desrobber ce qu'ils penme concilier aulcunement à soy, quand ie le verray miserable et accablé 4. Combien volontiers ie

Ce sont les caprices du luxe, qui voudrait échapper à l'ennui des richesses. SÉNÈQUE, Epist. 18.

Si tu ne sais pas te contenter d'un plat de légumes pour ton souper. HOR. Epist. I, 5, 2.

3 C'est une partie de la liberté que de savoir régler son estomac. SÉNÈQUE, Epist. 123.

4 Variante de l'édition de 1588, fol. 489 verso: « le condemne en nos troubles la cause de l'un des partis, mais plus quand elle fleurit et qu'elle prospere; elle m'a par fois aulcunement concilié à soy, pour la veoir miserable et accablee. »>

MONTAIGNE.

Les anciens Grecs et Romains avoient meilleure raison que nous, assignants à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si aultre extraordinaire occupation ne les en divertissoit, plusieurs heures, et la meilleure partie de la nuict; mangeants et beuvants moins hastif

actions; et estendants ce plaisir naturel à plus de loisir et d'usage, y entresemants divers offices de conversation utiles et agreables.

sent m'estre nuisible; car en telles choses, ie ne desire iamais, ny ne treuve à dire, ce que ie ne veoy pas mais aussi, de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de m'en prescher l'abstinence; si que, quand ie veulx ieusner, il

1 PLUTARQUE, dans la Vie d'Agis et de Cléomène, c. 5 de la traduction d'Amyot. C.

Dans sa Vie, par PLUTARQUE, c. I. C.
3 Dans sa Vie, par le même, c. 2. C
4 SUÉTONE, l'ie d'Auguste, c. 74. C.

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me fault mettre à part des souppeurs, et qu'on me presente iustement autant qu'il est besoing pour une reiglee collation; car se ie me mets à table, l'oublie ma resolution. Quand i̇'ordonne qu'on change d'apprest à quelque viande, mes gents scavent que c'est à dire que mon appetit est alanguy, et que ie n'y toucheray point.

En toutes celles qui le peuvent souffrir, ie les ayme peu cuictes, et les ayme fort mortifices, et jusques à l'alteration de la senteur en plusieurs. Il n'y a que la dureté qui generalement me fasche (de toute aultre qualité, ie suis aussi nonchalant et souffrant qu'homme que i'aye cogneu); si que, contre l'humeur commune, entre les poissons mesme il m'advient d'en trouver et de trop frais et de trop fermes : ce n'est pas la faulte de mes dents, que i'ay eu tousiours bonnes iusques à l'excellence, et que l'aage ne commence de menacer qu'à cette heure; i'ay apprins, dez l'enfance, à les frotter de ma serviette, et le matin, et à l'entree et yssue de la table. Dieu faict grace à ceulx à qui il soustraict la vie par le menu : c'est le seul benefice de la vieillesse; la derniere mort en sera d'autant moins pleine et nuisible, elle ne tuera plus qu'un demy ou un quart d'homme. Voylà une dent qui me vient de cheoir, sans douleur, sans effort; c'estoit le terme naturel de sa duree et cette partie de mon estre, et plusieurs aultres, sont desia mortes, aultres demy mortes, des plus actifves, et qui tenoient le premier reng pendant la vigueur de mon aage. C'est ainsi que ie fonds, et eschappe à moy. Quelle bestise seroit ce à mon entendement, de sentir le sault de cette cheute desia si advancee, comme si elle estoit entiere? ie ne l'espere pas. A la verité, ie receoy une principale consolation aux pensees de ina mort, qu'elle soit des iustes et naturelles; et que meshuy ie ne puisse en cela requerir ny esperer de la destinee, faveur qu'illegitime'. Les hommes se font accroire qu'ils ont eu aultrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande : mais ils se trompent; et Solon, qui est de ces vieux temps là, en taille pourtant l'extreme duree à soixante et dix ans 2. Moy, qui ay tant adoré, et si universellement, cet aporov prev 3 du temps passé, et qui ay tant prins pour la plus parfaicte la moyenne mesure, pretendray ie une desmesuree et prodigieuse vieillesse? Tout ce qui vient au

:

Qu'extraordinaire, contre les règles. C.

2 Dans HÉRODOTE, I, 32. C.

3 Cette excellente médiocrité, si recommandée autrefois, et en particulier par Cléobule, un des sept sages de la Grèce, comme on peut voir dans DIOGÈNE LAERCE, I, 93. C.

revers du cours de nature, peult estre fascheux; mais ce qui vient selon elle, doibt estre tousiours plaisant; omnia, quæ secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis 1: par ainsi, dict Platon3, la mort que les playes ou maladies apportent, soit violente; mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legiere, et aulcunement delicieuse. Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas 3. La mort se mesle et confond par tout à nostre vie : le declin preoccupe son heure, et s'ingere au cours de nostre advancement mesme. I'ay des pourtraicts de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans; ie les compare avecques celuy d'asteure: combien de fois ce n'est plus moy! combien est mon image presente plus esloingnee de celles là que de celle de mon trespas! C'est trop abusé de nature, de la tracasser si loing, qu'elle soit contraincte de nous quitter; et abbandonner nostre conduicte, nos yeulx, nos dents, nos iambes et le reste, à la mercy d'un secours estrangier et mendié; et nous resigner entre les mains de l'art, lasse de nous suyvre.

le ne suis excessifvement desireux ny de salades, ny de fruicts, sauf les melons: mon pere haïssoit toute sorte de saulses; ie les ayme toutes. Le trop manger m'empesche; mais par sa qualité, ie n'ay encores cognoissance bien certaine qu'aulcune viande me nuise; comme aussi ie ne remarque ny lune pleine ny basse, ny l'automne du printemps. Il y a des mouvements en nous inconstants et incogneus : car des raiforts, pour exemple, ie les ay trouvez premierement com modes; depuis, fascheux; à present, derechef commodes. En plusieurs choses, ie sens mon estomach et mon appetit aller ainsi diversifiant; i'ay rechangé du blanc au clairet, et puis du clairet au blane 5.

Tout ce qui se fait selon la nature, doit être compté pour un bien. CIC. de Senect. c. 19.

2 Dans le Timée, p. 81. C.

3 La mort des jeunes gens est une mort violente; les vieillards meurent de maturité. CIC. de Senect. c. 19.

4 Orthographe et prononciation gasconne, au lieu d'à cette heure. C.- Dans l'exemplaire corrigé par Montaigne, en

trouve très-souvent ce mot écrit précisément comme les Gascons le prononcent, asture; et souvent aussi Montaigne écrit asteure, comme ici. J'ai suivi l'une et l'autre orthographe, qui sont toutes deux de Montaigne. N.

5 Il parait même que, sur ces graves questions, Montaigne voulait bien s'en remettre aux médecins, pour les consulter sur quelque chose. Liv. II, chap. 37: « Ils peuvent choisir, d'entre les poreaux et les laictues, dequoy il leur plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le clairet. » Ces détails ont semblé puérils à des juges sévères : « La grande fadaise de Montaigne, qui a écrit qu'il aimait mieux le vin blanc! M. du Puy disait : Que diable a-t-on à faire de savoir

Ie suis friand de poisson, et fois mes iours gras des maigres; et mes festes, des iours de ieusne ie croy, ce qu'aulcuns disent, qu'il est de plus aysee digestion que la chair. Comme ie fois conscience de manger de la viande, le iour de poisson, aussi faict mon goust, de mesler le poisson à la chair : cette diversité me semble trop esloingnee.

dorment; six mois aprez, vous y aurez si bien accoquiné vostre estomach, que vostre proufit, ce ne sera que d'avoir perdu la liberté d'en user aultrement sans dommage.

Ie ne porte les iambes et les cuisses non plus couvertes en hyver qu'en esté; un bas de soye tout simple. Ie me suis laissé aller, pour le secours de mes rheumes, à tenir la teste plus chaulde, et le ventre, pour ma cholique: mes maulx s'y habituerent en peu de iours, et desdaignerent mes ordinaires provisions; i'estoy monté d'une coëffe à un couvrechef, et d'un bonnet à un chapeau double; les embourreures de mon pourpoinct ne me servent plus que de garbe1 : ce n'est rien, si ie n'y adiouste une peau de lievre ou de vautour, une calotte à ma teste. Suyvez cette gradation, vous irez beau train. Ie n'en feray rien et me desdiroy volontiers du commencement que i'y ay donné, si i'osoy. Tumbez vous en quelque inconvenient nouveau ? cette refor

tumé : cherchez en une aultre. Ainsi se ruynent ceulx qui se laissent empestrer à des regimes contraincts, et s'y astreignent superstitieusement: il leur en fault encores, et encores aprez, d'aultres au delà; ce n'est iamais faict.

Dez ma ieunesse, ie desrobboy par fois quelque repas: Ou à fin d'aiguiser mon appetit au lendemain (car comme Epicurus ieusnoit et faisoit des repas maigres pour accoustumer sa volupté à se passer de l'abondance 1; moy, au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieulx son proufit et se servir plus alaigrement de l'abondance): Ou ie ieusnoy pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d'esprit; car et l'un et l'aultre s'apparesse cruellement en moy❘ par la repletion; et sur tout, ie hay ce sot accouplage d'une deesse si saine et si alaigre, avecques ce petit dieu indigest et roteur, tout bouffy|mation ne vous sert plus; vous y estes accousde la fumee de sa liqueur : Ou pour guarir mon estomach malade: Ou pour estre sans compaignie propre; car ie dis, comme ce mesme Epicurus, qu'il ne fault pas tant regarder ce qu'on mange, qu'avecques qui on mange; et loue Chilon, de n'avoir voulu promettre de se trouver au festin de Periander, avant que d'estre informé qui estoient les aultres conviez 3 : il n'est point de si doulx apprest pour moy, ny de saulse si appetissante, que celle qui se tire de la societé. Ie croy qu'il est plus sain de manger plus bellement et moins, et de manger plus souvent : mais ie veulx faire valoir l'appetit et la faim; ie n'auroy nul plaisir à traisner, à la medecinale, trois ou quatre chestifs repas par iour, ainsi contraincts : qui m'asseureroit que le goust ouvert que i'ay ce matin, ie le retrouvasse encores à soupper? Prenons, sur tout les vieillards, le premier temps opportun qui nous vient : laissons aux faiseurs d'almanacs les esperances et les prognosticques. L'extreme fruict de ma santé, c'est la volupté: tenons nous à la premiere, presente et cogneue. l'evite la constance en ces loix de ieusne qui veult qu'une forme luy serve, fuye à la continuer; nous nous y durcissons; nos forces s'y en

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Pour nos occupations et le plaisir, il est beau coup plus commode, comme faisoient les anciens, de perdre le disner, et remettre à faire bonne chere à l'heure de la retraicte et du repos, sans rompre le iour: ainsi le faisoy ie aultrefois. Pour la santé, ie treuve depuis par experience, au contraire, qu'il vault mieulx disner, et que la digestion se faict mieulx en veillant. Ie ne suis gueres subiect à estre alteré, ny sain, ny malade : i'ay bien volontiers lors la bouche seiche, mais sans soif; et communement ie ne boy que du desir qui m'en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Ie boy assez bien, pour un homme de commune façon : en esté, et en un repas appetissant, ie n'oultrepasse point seulement les limites d'Auguste 2, qui ne beuvoit que trois fois precisement; mais pour n'offenser la reigle de Democritus, qui deffendoit de s'arrester à quatre, comme à un nombre mal fortuné 3, ie coule, à un besoing, iusques à cinq: trois demy settiers

Ou de galbe, comme on lit dans l'édition de 1595. L'un et l'autre signifiaient, montre, bonne gráce, apparence. 2 Voyez sa Vie, par SUÉTONE, c. 77. C.

3 Ceci est tiré de PLINE, Hist. nat. XXVIII, 6; mais Montaigne a mis Democritus au lieu de Demetrius, qui est dans l'original. Il est probable qu'il n'a fait que copier Erasme, qui lit aussi Democritus dans cette citation de Pline, Adages, chiliad. II, cent. 3, art. 1. C.

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