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soustenir sans ayde; nee en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison qui redresse Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes et aux dieux qui commandent en sa ville, courageux en la mort, non parce que son ame est immortelle, mais parce qu'il est mortel. Ruyneuse instruction à toute police, et bien plus dommageable qu'ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples la religieuse creance suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la divine iustice! l'usage nous faict veoir une distinction enorme entre la devotion et la conscience.

I

bien

et puis d'aultres et d'aultres encores aprez, equippez et bien armez; iusques à vingt cinq ou trente, feignants avoir leur ennemy aux talons. Ce mystere commenceoit à taster mon souspeçon : ie n'ignoroy pas en quel siecle ie vivoy, combien ma maison pouvoit estre enviee; et avoy plusieurs exemples d'aultres de ma cognoissance', 1 à qui il estoit mesadvenu de mesme. Tant y a, que trouvant qu'il n'y avoit point d'acquest d'avoir commencé à faire plaisir, si ie n'achevoy, et ne pouvant me desfaire sans tout rompre; ie me laissay aller au party le plus naturel et le plus simple, comme ie fois tousiours, commandant qu'ils entrassent. Aussi, à la verité, ie suis peu

l'ay une apparence favorable, et en forme desfiant et souspeçonneux de ma nature; ie penet en interpretation;

Quid dixi, habere me? Imo habui, Chreme 2: Heu! tantum attriti corporis ossa vides 3: et qui faict une contraire monstre à celle de Socrates. Il m'est souvent advenu que sur le simple credit de ma presence et de mon air, des personnes qui n'avoient aulcune cognoissance de moy, s'y sont grandement fiees, soit pour leurs propres affaires, soit pour les miennes; et en ay tiré, ez païs estrangiers, des faveurs singulieres et rares. Mais ces deux experiences valent, à l'adventure, que ie les recite particulierement.

Un quidam delibera de surprendre ma maison et moy: son art feut d'arriver seul à ma porte, et d'en presser un peu instamment l'entree. Ie le cognoissoy de nom, et avois occasion de me fier de luy, comme de mon voysin et aulcunement mon allié : ie luy feis ouvrir, comme ie fois à chascun. Le voycy tout effroyé, son cheval hors d'haleine, fort harassé. Il m'entreteint de cette fable: « Qu'il venoit d'estre rencontré, à une demie lieue de là, par un sien ennemy, lequel ie cognoissois aussi, et avois ouy parler de leur querelle; que cet ennemy luy avoit merveilleusement chaussé les esperons, et qu'ayant esté surprins en desarroy, et plus foible en nombre, il s'estoit iecté à ma porte à sauveté; qu'il estoit en grand' peine de ses gents, lesquels il disoit tenir pour morts ou prins. » l'essayay tout naïfvement de le conforter, asseurer, et refreschir. Tantost aprez, voylà quatre ou cinq de ses soldats qui se presentent, en mesme contenance et effroy, pour entrer;

1 Édition de 1588, fol. 468 : « l'ay un visage. » Édition de 1802: « l'ay un port. »

* Qu'ai-je dit, j'ai ? je devais dire, j'avais. TÉRENCE, Heaut. act. I, sc. I, v. 42

3 Hélas! vous ne voyez plus en moi que le squelette d'un corps affaibli.-Je ne sais d'ou Montaigne a tiré ce vers. C.

che volontiers vers l'excuse et l'interpretation plus doulce ie prens les hommes selon le commun ordre; et ne croy pas ces inclinations perverses et desnaturees, si ie n'y suis forcé par grand tesmoignage, non plus que les monstres et miracles et suis homme, en oultre, qui me commets volontiers à la fortune, et me laisse aller à corps perdu entre ses bras; dequoy, iusques à cette heure, i'ay eu plus d'occasion de me louer que de me plaindre; et l'ay trouvee et plus advisee, et plus amie de mes affaires, que ie ne suis. Il y a quelques actions en ma vie, desquelles on peult iustement nommer la conduicte difficile, ou, qui vouldra, prudente: de celles là mesmes, posez que la tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à elle. Nous

faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous, et pretendons plus de nostre conduicte qu'il ne nous appartient; pourtant se fourvoyent si souvent nos desseings: il est envieux de l'estendue que nous attribuons aux droicts de l'humaine prudence, au preiudice des siens; et nous les raccourcit d'autant plus que nous les amplifions. Ceulx cy se teinrent à cheval, en ma court; le chief avecques moy dans ma salle, qui n'avoit voulu qu'on establast son cheval, disant avoir à se retirer incontinent qu'il auroit eu nouvelles de ses hommes. Il se veid maistre de son entreprinse; et n'y restoit sur ce poinct que l'execution. Souvent depuis il a dict, car il ne craignoit pas de faire ce conte, que mon visage et ma franchise luy avoient arraché la trahison des poings. Il remonta à cheval, ses gents ayants continuellement les yeulx sur luy, pour

Edition de 1588, fol. 468 verso: « et nonobstant ce vain intervalle de guerre auquel lors nous estions, l'avoy plusieurs exemples d'aultres maisons de ma cognoissance, ausquelles, etc. »

veoir quel signe il leur donneroit, bien estonnez | iuste par l'usage (car d'arrivee ie leur confessay de le veoir sortir, et abbandonner son advantage.

ouvertement le party duquel i'estoy, et le che min que ie tenoy), certes ie ne sçay pas bien encores quelle elle est. Le plus apparent qui se desmasqua, et me feit cognoistre son nom, me redit lors plusieurs fois que ie debvoy cette delivrance à mon visage, liberté et fermeté de mes

Une aultre fois, me fiant à ie ne sçay quelle trefve qui venoit d'estre publiee en nos armees, ie m'acheminay à un voyage, par païs estrangement chatouilleux. Ie ne feus pas sitost esventé, que voylà trois ou quatre cavalcades de divers lieux pour m'attrapper : l'úne me ioignit à la troi-paroles, qui me rendoient indigne d'une telle siesme journee, où ie feus chargé par quinze ou vingt gentilshommes masquez, suyvis d'une ondee d'argoulets'. Me voylà prins et rendu, retiré dans l'espez d'une forest voysine, desmonté, desvalizé, mes coffres fouillez, ma boiste prinse, chevaulx et equippage dispersé à nouveaux maistres. Nous feusmes long temps à contester dans ce hallier, sur le faict de ma rançon, qu'ils me tailloient si haulte, qu'il paroissoit bien que ie ne leur estoy gueres cogneu. Ils entrerent en grande contestation de ma vie. De vray, il y avoit plusieurs circonstances qui me menaceoient du dangier où l'en estoy.

Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo 2. Ie me mainteins tousiours, sur le tiltre de ma trefve, à leur quitter seulement le gaing qu'ils avoient faict de ma despouille, qui n'estoit pas à mespriser, sans promesse d'aultre rançon. Aprez deux ou trois heures que nous eusmes esté là, et qu'ils m'eurent faict monter sur un cheval qui n'avoit garde de leur eschapper, et commis ma conduicte particuliere à quinze ou vingt arquebusiers, et dispersé mes gents à d'aultres, ayants ordonné qu'on nous menast prisonniers diverses routes, et moy desia acheminé, à deux ou trois arquebusades de là,

Iam prece Pollucis, iam Castoris implorata 3 : voycy une soubdaine et tres inopinee mutation qui leur print. Ie veis revenir à moy le chef, avecques paroles plus doulees: se mettant en peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartees, et me les faisant rendre, selon qu'il s'en pouvoit recouvrer, iusques à ma boiste. Le meilleur present qu'ils me feirent, ce feut enfin ma liberté : le reste ne me touchoit gueres en ce temps là. La vraye cause d'un changement si nouveau, et de ce radvisement sans aulcune impulsion apparente, et d'un repentir si miraculeux, en tel temps, en une entreprinse pourpensee et deliberee, et devenue

▾ Arquebusiers, comme il les nomme plus bas. E. J.

2 C'est alors qu'il fallut montrer du courage et de la fermeté. VIRG. Eneide, VI, 261.

3 Lorsque j'avais imploré déjà le secours de Castor et de Pollux; pour parler avec CATULLE, Carm. LXVI, 65; ou comme Montaigne l'aurait pu dire en sa langue, après m'étre voué à tous les saints du paradis. C.

mesadventure, et me demanda asseurance d'une pareille. Il est possible que la bonté divine se voulut servir de ce vain instrument pour ma conservation : elle me deffendit encores l'endemain d'aultres pires embusches, desquelles ceulx cy mesmes m'avoient adverty. Le dernier est encores en pieds, pour en faire le conte; le premier feut tué il n'y a pas long temps.

Si mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeulx et en ma voix la simplicité de mon intention, ie n'eusse pas duré sans querelle et sans offense si long temps, avecques cette indiscrette liberté de dire à tort et à droict ce qui me vient en fantasie, et iuger temerairement des choses. Cette façon peult paroistre avecques raison incivile et mal accommodee à nostre usage; mais oultrageuse et malicieuse, ie n'ay veu personne qui l'en ayt iugee, ny qui se soit picqué de ma liberté, s'il l'a receue de ma bouche: les paroles redictes ont, comme aultre son, aultre sens. Aussi ne hay ie personne; et suis si lasche à offenser, que pour le service de la raison mesme, ie ne le puis faire; et lors que l'occasion m'a convié aux condemnations criminelles, i̇’ay plustost manqué à la iustice: ut magis peccari nolim, quam satis animi ad vindicanda peccata habeam. On reprochoit, dict on, à Aristote, d'avoir esté trop misericordieux envers un meschant homme : « l'ay esté, de vray, dit il2, misericordieux envers l'homme, non envers la meschanceté. » Les iugements ordinaires s'exasperent à la punition, par l'horreur du mesfaict : cela mesme refroidit le mien; l'horreur du premier meurtre m'en faict craindre un second ; et la laideur de la premiere cruauté m'en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis qu'escuyer de trefles3, peult toucher ce qu'on disoit de Charillus, roy de Sparte: « Il ne sçauroit estre bon, puis qu'il n'est pas mauvais aux meschants; » ou bien ainsi, car Plutarque le pre

Je voudrais qu'on n'eût pas commis de fautes; mais je n'ai pas le courage de punir celles qui sont commises. TITELIVE, XXIX, 21.

2 DIOG. LAERCE, V, 17. C.

3 Edition de 1588, fol. 470 : « qui ne suis que valet de trefles. >>

sente en ces deux sortes, comme mille aultres | obligee à ne rien faire aultre, qui ne feust dischoses, diversement et contrairement : « Il fault semblable. bien qu'il soit bon, puis qu'il l'est aux meschants mesmes'. » De mesme qu'aux actions legitimes, ie me fasche de m'y employer, quand c'est envers ceulx qui s'en desplaisent; aussi, à dire verité, aux illegitimes, ie ne fois pas assez de conscience de m'y employer, quand c'est envers ceulx qui y

consentent.

CHAPITRE XIII.

De l'experience.

Il n'est desir plus naturel que le desir de cognoissance. Nous essayons touts les moyens qui nous y peuvent mener; quand la raison nous fault, nous y employons l'experience,

Per varios usus artem experientia fecit,
Exemplo monstrante viam2,

qui est un moyen de beaucoup plus foible et plus
vil; mais la verité est chose si grande, que nous
ne debvons desdaigner aulcune entremise qui nous
y conduise. La raison a tant de formes, que nous
ne scavons à laquelle nous prendre l'experience
n'en a pas moins ; la consequence que nous voulons
tirer de la conference des evenements est mal
seure,
d'autant qu'ils sont tousiours dissembla-
bles. Il n'est aulcune qualité si universelle, en
cette image des choses, que la diversité et varieté.
Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus
exprez exemple de similitude, nous servons de
celuy des œufs : toutesfois il s'est trouvé des
hommes, et notamment un en Delphes, qui reco-
gnoissoit des marques de difference entre les œufs,
si qu'il n'en prenoit iamais l'un pour l'aultre; et
y ayant plusieurs poules, sçavoit iuger de laquelle
estoit l'œuf3. La dissimilitude s'ingere d'elle
mesme en nos ouvrages: nulle art peult arriver
à la similitude; ni Perrozet, ny aultre ne peult si
soigneusement polir et blanchir l'envers de ses
chartes, qu'aulcuns ioueurs ne les distinguent,
à les veoir seulement couler par les mains d'un
aultre. La ressemblance ne faict pas tant, un;
comme la difference faict, aultre. Nature s'est

1 De ces deux mots cités par PLUTARQUE, l'un se trouve dans son traité sur la Différence entre le flatteur et l'ami, c. 10; De l'envie et de la haine, c. 3; l'autre dans la Vie de Ly

curgue, c. 4. C.

2 C'est par différentes épreuves que l'expérience a produit l'art; l'exemple d'autrui nous a montré la route. MANILIUS, I, 59.

3 Cicéron, d'où Montaigne doit avoir tiré cet exemple, dit qu'il s'est trouvé à Délos plusieurs personnes qui nourrissant un grand nombre de poules pour le profit, avaient accoutumé de dire, en voyant un œuf, laquelle de ces poules l'avait pondu. Academ. II, 18. C.

Pourtant l'opinion de celuy là ne me plaist gueres, qui pensoit par la multitude des loix brider l'auctorité des iuges, en leur taillant leurs morceaux; il ne sentoit point qu'il y a autant de liberté et d'estendue à l'interpretation des loix, qu'à leur façon : et ceux là se mocquent, qui pensent appetisser nos debats et les arrester, en nous rappellant à l'expresse parole de la Bible; d'autant que nostre esprit ne treuve pas le champ moins spatieux à contrerooller le sens d'aultruy qu'à representer le sien; et comme si il y avoit moins d'animosité et d'aspreté à gloser qu'à inventer. Nous veoyons combien il se trompoit; car nous avons en France plus de loix que tout le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en fauldroit à reigler touts les mondes d'Epicurus; ut olim flagitiis, sic nunc legibus laboramus': et si, avons tant laissé à opiner et decider à nos iuges, qu'il ne feut iamais liberté si puissante et si licentieuse. Qu'ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix? ce nombre n'a aulcune proportion avecques l'infinie diversité des actions humaines; la multiplication de nos inventions n'arrivera pas à la variation des exemples: adioustez y en cent fois autant; il n'adviendra pas pourtant que des evenements à venir, il s'en treuve aulcun qui, en tout ce grand nombre de milliers d'evenements choisis et enregistrez, en rencontre un auquel il se puisse ioindre et apparier si exactement, qu'il n'y reste quelque circonstance et diversité qui requiere diverse consideration de iugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, avecques les loix fixes et immobiles : les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples et generales; et encores croy ie qu'il vauldroit mieulx n'en avoir point du tout, que de les avoir en tel nombre que nous avons.

Nature les donne tousiours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons ; tesmoing la peincture de l'aage doré des poëtes, et l'estat où nous veoyons vivre les nations qui n'en ont point d'aultres en voylà qui, pour touts iuges, employent en leurs causes le premier passant qui voyage le long de leurs montaignes 2; et ces aultres

1 On souffre autant des lois, qu'on souffrait autrefois des crimes. TACITE, Annal. III, 25.

2 C'était un usage presque général dans les républiques de Lombardie, au 13° siècle, de confier à des juges étrangers l'administration de la justice. Coste pense que l'auteur veat surtout parler ici de la petite république de Saint-Marin, enclavée dans les Etats du pape, qui n'a de pays qu'une mon

eslisent, le iour du marché, quelqu'un d'entre | redoubtons encores sur Bartolus et Baldus. Il fal

eulx, qui sur le champ decide touts leurs pro- loit effacer la trace de cette diversité innumerable cez. Quel dangier y auroit il que les plus sages d'opinions; non point s'en parer, et en entester vuidassent ainsi les nostres, selon les occurren- la posterité. Ie ne sçay qu'en dire; mais il se sent, ces, et à l'œil, sans obligation d'exemple et de par experience, que tant d'interpretations dissiconsequence? A chasque pied son soulier. Le roy pent la verité et la rompent. Aristote a escript Ferdinand envoyant des colonies aux Indes, pour estre entendu : s'il ne l'a peu, moins le fera prouveut sagement qu'on n'y menast aulcuns es- un moins habile; et un tiers, que celuy qui traicte choliers de la iurisprudence, de crainte que les sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere, procez ne peuplassent en ce nouveau monde, et l'espandons en la destrempant; d'un subiect comme estant science, de sa nature, generatrice nous en faisons mille, et retumbons, en multid'altercation et division; iugeant avecques Pla-pliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d'Eton', «Que c'est une mauvaise provision de païs, que iurisconsultes et medecins. »

|

picurus. Iamais deux hommes ne iugerent pareillement de mesme chose; et est impossible de veoir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme homme à diverses heures. Ordinairement ie treuve à doubter en ce que le commentaire n'a daigné toucher; ie brunche plus volontiers en païs plat: comme certains chevaulx que ie cognoy, qui chopent plus souvent en chemin uny.

Qui ne diroit que les gloses augmentent les doubtes et l'ignorance, puis qu'il ne se veoid aulcun livre, soit humain, soit divin, sur qui le monde s'embesongne, duquel l'interpretation face tarir la difficulté ? le centiesme commentaire le renvoye à son suyvant, plus espineux et scabreux que le premier ne l'avoit trouvé. Quand est il convenu entre nous : « Ce livre en a assez, il n'y a meshuy plus que dire?» Cecy se veoid mieulx en la chicane on donne auctorité de loy à infinis docteurs, infinis arrests, et à autant d'interpretations; trouvons nous pourtant quelque fin au besoing d'interpreter ? s'y veoid il quelque progrez et advancement vers la tranquillité? nous fault

Pourquoy est ce que nostre langage commun, si aysé à tout aultre usage, devient obscur et non intelligible en contract et testament; et que celuy qui s'exprime si clairement, quoy qu'il die et escrive, ne treuve en cela aulcune maniere de se declarer qui ne tumbe en doubte et contradiction? si ce n'est que les princes de cet art s'appliquants d'une peculiere attention à trier des mots solennes et former des clauses artistes, ont tant poisé chasque syllabe, espeluché si primement chasque espece de cousture, que les voylà enfrasquez 3 et embrouillez en l'infinité des figures, et si menues partitions, qu'elles ne peuvent plus tumber soubs aulcun reiglement et prescription, ny aulcune certaine intelligence: confusum est, quidquid in pulverem sectum est usque1. Qui a veu des enfants essayants de renger à certain nombre une masse d'argent vif; plus ils le pressent et pestrissent, et s'estudient à le contraindre à leur loy, plus ils irritent la liberté de ce genereux metal; il fuit à leur art, et se va menuisant et esparpillant au delà de tout compte: c'estil moins d'advocats et de iuges, que lors que cette de mesme; car en subdivisant ces subtilitez, on apprend aux hommes d'accroistre les doubtes; on nous met en train d'estendre et diversifier les difficultez; on les alonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelle; comme la terre se rend fertile, plus elle est esmiee et profondement remuee: difficultatem facit doctrina. Nous doubtions sur Ulpian, et

tagne, et qui choisit toujours pour juge un étranger. Lorsque

masse de droict estoit encores en sa premiere enfance? Au contraire, nous obcurcissons et ensepvelissons l'intelligence; nous ne la descouvrons plus qu'à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit : il ne faict que fureter et quester, et va sans cesse tournoyant, bastissant, et s'empestrant en sa besongne, comme nos vers à soye, et s'y estouffe; mus in pice1 : il pense remarquer de loing ie ne sçay quelle

j'y étais, en 1827, c'était un avocat de Césène qui remplissait apparence de clarté et verité imaginaire; mais

les fonctions de juge. J. V. L.

République, liv. III, pag. 621. C.

2 Arrangées avec art. E. J.

3 Embarrassés. De l'italien infrascarsi, s'embarrasser dans les branches des arbres.

4 Tout ce qui est divisé jusqu'à n'être que poussière, devient confus. SÉNÈQUE, Epist. 89.

C'est la doctrine qui produit les difficultés. QUINTILIEN,

pendant qu'il y court, tant de difficultez luy tra

Inst. orat. X, 3.- Montaigne cite bien les propres paroles de Quintilien, mais dans un sens tout différent de celui qu'elles ont dans cet auteur. C.

Mo; ev ioon, proverbe grec et latin. C'est une souris dans de la poix, qui s'englue d'autant plus qu'elle se donne plus de mouvement pour se dépêtrer. C.

ce pas sçavoir entendre les sçavants? est ce pas la fin commune et derniere de touts estudes? Nos opinions s'entent les unes sur les aultres; la premiere sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce : nous eschellons ainsi de degré en degré; et advient de là que le plus hault monté a souvent plus d'honneur que de merite, car il n'est monté que d'un grain' sur les espaules du penultiem

Combien souvent, et sottement à l'adventure, ay ie estendu mon livre à parler de soy! sotte

versent la voye, d'empeschements et de nouvelles | principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est questes, qu'elles l'esgarent et l'enyvrent: non gueres aultrement qu'il adveint aux chiens d'Esope, lesquels descouvrants quelque apparence de corps morts flotter en mer, et ne le pouvants approcher, entreprindrent de boire cette eau, d'asseicher le passage, et s'y estoufferent. A quoy se rencontre ce qu'un Crates' disoit des escripts d'Heraclius, «qu'ils avoient besoing d'un lecteur bon nageur, » à fin que la profondeur et poids de sa doctrine ne l'engloutist et suffoquast. Ce n'est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de cement, quand ce ne seroit que pour cette raison, que d'aultres ou que nous mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance; un plus habile ne s'en contentera pas : il y a tousiours place pour un suyvant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions: nostre fin est en l'aultre monde. C'est signe de raccourcissement d'esprit, quand il se contente; ou signe de lasseté. Nul esprit genereux ne s'arreste en soy; il pretend tousiours, et va oultre ses forces; il a des eslans au delà de ses effects s'il ne s'advance, et ne se presse, et ne s'accule, et ne se chocque et tournevire, il n'est vif qu'à demy; ses poursuittes sont sans terme et sans forme; son aliment, c'est admiration, chasse, ambiguïté ce que declaroit assez Apollo, parlant tousiours à nous doublement, obscurement et obliquement; ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C'est un mouvement | irregulier, perpetuel, sans patron et sans but ses inventions s'eschauffent, se suyvent, et s'entreproduisent l'une l'aultre:

Ainsi veoid on, en un ruisseau coulant,
Sans fin l'une eau aprez l'aultre roulant;
Et tout de reng, d'un eternel conduict,
L'une suit l'aultre, et l'une l'aultre fuit.
Par cette cy celle là est poulsee,
Et cette cy par l'aultre est devancee :
Tousiours l'eau va dans l'eau; et tousiours est ce
Mesme ruisseau, et tousiours eau diverse2.

Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à intrepreter les choses; et plus de livres sur les livres, que sur aultre subiect: nous ne faiBons que nous entregloser. Tout formille de commentaires : d'aucteurs, il en est grand' cherté. Le

* Ou plutôt Socrates, comme l'auteur avait probablement écrit. Voyez Diog. LAERCE, II, 22; SUIDAS, au mot Anxícu κολυμβητοῦ. C.

2 Ces vers, qui sont d'Estienne de la Boëtie, et dont les deux derniers ne riment pas, se trouvent dans une pièce adressée à Marguerite de Carle, à l'occasion d'une traduction en vers français des plaintes de l'héroïne Bradamante, dans l'Orlando furioso, chant 32; traduction que la Boëtie fit à la prière de cette Marguerite de Carle, qui fut ensuite sa femme. C.

qu'il me debvoit souvenir de ce que ie dis des aultres qui en font de mesme, « Que ces œillades si frequentes à leur ouvrage, tesmoignent que le cœur leur frissonne de son amour ; et les rudoyements mesmes desdaigneux dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises et affetteries d'une faveur maternelle; » suyvant Aristote, à qui et se priser et se mepriser naissent souvent de pareil air d'arrogance. Car mon excuse, « Que ie dois avoir en cela plus de liberté que les aultres, d'autant qu'à poinct nommé l'escris de moy et de mes escripts, comme de mes aultres actions; que mon theme se renverse en soy : » ie ne sçay si chascun la prendra.

l'ay veu en Allemaigne que Luther a laissé autant de divisions et d'altercations sur le doubte de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les Escriptures sainctes. Nostre contestation est verbale. Ie demande que c'est que Nature, Volupté, Cercle, et Substitution; la question est de paroles, et se paye de mesme. «Une pierre, c'est un corps; » mais qui presseroit : « Et corps, qu'est-ce ? Substance; Et substance3, quoy? » ainsi de suitte, acculeroit enfin le respondant au bout de son Calepin. On eschange un mot pour un aultre mot, et souvent plus incogneu: ie sçay mieulx que c'est qu'Homme, que ie ne sçay que c'est Animal, ou Mortel, ou Raisonnable. Pour satisfaire à un doubte, ils m'en donnent trois; c'est la teste d'Hydra1. Socrates demandoit à Menon 3, I C'est-à-dire d'un grain de blé, métaphore tirée de l'argument nommé sorite, de cops, tas de blé. J. V. L. 2 Morale à Nicomaque, IV, 13. C.

3 Locke a fait voir démonstrativement que nous n'avons aucune idée claire et précise de ce que nous appelons substance. Voyez son Essai philosophique concernant l'entendement humain, liv. I, c. 4, § 18; liv. II, c. 23, § 2, etc. C. 4 C'est la tête de l'hydre. E. J.

5 Dans toutes mes éditions de Montaigne, il y a Memnon, au lieu de Menon, personnage d'un dialogue de Platon intitulé Menon, où se trouve précisément (p. 409) ce que Montaigne fait dire ici à Menon et à Socrate. C. Cette faute se trouve aussi dans l'exemplaire corrigé de la propre main de Montaigne; mais ce n'est pas la seule qu'il ait laissé subsister dans cet exemplaire, d'ailleurs si précieux à tant d'égards. N.

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