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peult fournir à touts les deux, au peuple et à soy: | pour m'accommoder aux humeurs communes. nous n'avons que trop à faire à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous faillent, soustenons nous par les artificielles. C'est iniustice d'excuser la ieunesse de suyvre ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse d'en chercher. Ieune, ie couvroy mes passions eniouees, de prudence; vieil, ie desmesle1 les tristes, de desbauche. Si prohibent les loix platoniques de peregriner avant quarante ans ou cinquante, pour rendre la peregrination plus utile et instructifve. le consentiroy plus volontiers3 à cet aultre second article des mesmes loix, qui l'interdict aprez les soixante.

« Mais en tel aage, vous ne reviendrez iamais d'un si long chemin. » Que m'en chault il? ie ne l'entreprens ny pour en revenir, ny pour le parfaire l'entreprens seulement de me bransler, pendant que le bransle me plaist; et me promeine pour me promener. Ceulx qui courent un benefice ou un lievre, ne courent pas ceulx là courent, qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon desseing est divisible par tout: il n'est pas fondé en grandes esperances; chasque iournee en faict le bout: et le voyage de ma vie se conduict de mesme. l'ay veu pourtant assez de lieux esloingnez, où j'eusse desiré qu'on m'eust arresté. Pourquoy non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater, tant d'hommes sages, de la secte plus renfrongnee, abbandonnerent bien leur païs, sans aulcune occasion de s'en plaindre, et seulement pour la iouïssance d'un aultre air? Certes le plus grand desplaisir de mes peregrinations, c'est que ie n'y puisse apporter cette resolution d'establir ma demeure où ie me plairoy; et qu'il me faille tousiours proposer de revenir,

Je débrouille, j'éclaircis, j'égaye les tristes passions par des parties de plaisir, telles que les voyages. Coste explique cette phrase par, je me débarrasse des tristes, et ajoute: Si c'est là, comme je crois, la pensée de Montaigne; mais il est évident qu'il se trompe, et qu'il faut prendre déméler dans le sens qu'il a encore aujourd'hui. L'auteur se sert de cette expression figurée, parce qu'il regarde les passions tristes comme des brouillards dans la vie, ou plutôt comme des fusées embrouillées. On dit encore proverbialement, déméler une fusée, pour dire, débrouiller une intrigue. E. J. 2 PLATON, Lois, liv. XII, p. 950. C.

3 Il y a grande apparence que Montaigne avait écrit, plus mal volontiers, ou moins volontiers, vu ce qu'il ajoute immédiatement après: Mais en tel aage, vous ne reviendrez iamais, etc. C. - Coste se trompe dans sa conjecture: on trouve plus volontiers dans l'exemplaire que Montaigne a corrigé; et ces deux mots sont même écrits de sa propre main, et font partie de cette adition: Ieune, ie couvroy mes passions eniouees..... l'interdict aprez les soixante. N.

4 Chrysippe était de Soles; Cléanthe, d'Assos; Diogène, de Babylone; Zénon, de Citlium; Antipater, de Tarse : tous philosophes stoïciens qui passèrent leur vie à Athènes, comme l'a remarqué Plutarque dans son traité De l'exil, c. 12. C.

Si ie craignoy de mourir en aultre lieu que celuy de ma naissance; si ie pensoy mourir moins à mon ayse, esloingné des miens; à peine sortiroy ie hors de France: ie ne sortiroy pas sans effroy hors de ma paroisse; ie sens la mort qui me pince continuellement la gorge ou les reins. Mais ie suis aultrement faict; elle m'est une par tout. Si toutesfois l'avois à choisir, ce seroit, ce croy ie, plustost à cheval que dans un lict, hors de ma maison et loing des miens. Il y a plus de crevecœur que de consolation à prendre congé de ses amis : i'oublie volontiers ce debvoir de nostre entregent'; car des offices de l'amitié, celuy là est le seul desplaisant; et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel adieu. S'il se tire quelque commodité de cette assistance, il s'en tire cent incommoditez. I'ay veu plusieurs mourants bien piteusement, assiegez de tout ce train; cette presse les estouffe. C'est contre le debvoir, et est tesmoignage de peu d'affection et de peu de soing, de vous laisser mourir en repos : l'un tormente vos yeulx, l'aultre vos aureilles, l'aultre la bouche; il n'y a sens ny membre qu'on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié d'ouyr les plainctes des amis; et de despit, à l'adventure, d'ouyr d'aultres plainctes feinctes et masquees, Qui a tousiours eu le goust tendre, affoibly, il l'a encores plus il luy fault, en une si grande necessité, une main doulce, et accommodee à son sentiment, pour le grater iustement où il luy cuit; ou qu'on ne le grate point du tout. Si nous avons besoing de sage femme à nous mettre au monde, nous avons bien besoing d'un homme encores plus sage à nous en tirer. Tel, et amy, le fauldroit il achepter bien cherement pour le service d'une telle occasion. Je ne suis point arrivé à cette vigueur desdaigneuse qui se fortifie en soy mesme, que rien n'ayde, ny ne trouble: ie suis d'un poinct plus bas; ie cherche à conniller', et à me desrobber de ce passage, non par crainte, mais par art. Ce n'est pas mon advis de faire, en cette action, preuve ou monstre de ma constance. Pour qui? lors cessera tout le droict et l'interest que i'ay à la reputation. Ie me contente d'une mort recueillie en soy, quiete 3 et solitaire, toute mienne, convenable à ma vie retiree et privee : au rebours de la superstition romaine, où l'on estimoit malheureux celuy qui mouroit sans parler, et qui

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n'avoit ses plus proches à luy clorre les yeulx. I'ay | main, aux voyages que nous entreprenons, et y assez à faire à me consoler, sans avoir à consoler sommes resolus : l'heure qu'il nous fault monaultruy; assez de pensees en la teste, sans que les ter à cheval, nous la donnons à l'assistance, et en circonstances m'en apportent de nouvelles ; et assa faveur l'estendons. sez de matiere à m'entretenir, sans l'emprunter. Cette partie n'est pas du roolle de la societé, c'est l'acte à un seul personnage. Vivons et rions entre les nostres; allons mourir et rechigner entre les incogneus: on treuve, en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds; qui ne vous presse qu'autant que vous voulez, vous presentant un visage indifferent, vous laissant vous gouverner et plaindre à vostre mode.

Ie me desfais touts les iours, par discours', de cette humeur puerile et inhumaine qui faict que nous desirons d'esmouvoir, par nos maulx, la compassion et le dueil en nos amis : nous faisons valoir nos inconvenients oultre leur mesure, pour attirer leurs larmes; et la fermeté que nous louons en chascun à soustenir sa mauvaise fortune, nous l'accusons et reprochons à nos proches, quand c'est en la nostre nous ne nous contentons pas qu'ils se ressentent de nos maulx, si encores ils ne s'en affligent. Il faut estendre la ioye; mais retrencher autant qu'on peult la tristesse. Qui se faict plaindre sans raison, est homme pour n'estre pas plainct quand la raison y sera : c'est pour n'estre iamais plainct, que se plaindre tousiours, faisant si souvent le piteux, qu'on ne soit pitoyable à personne. Qui se faict mort, vivant, est subiect d'estre tenu pour vif, mourant. I'en ay veu prendre la chevre de ce qu'on leur trouvoit le visage frez et le pouls posé; contraindre leur ris, parce qu'il trahissoit leur guarison; et haïr la santé, de ce qu'elle n'estoit pas regrettable : qui bien plus est, ce n'estoient pas femmes. Ie represente mes maladies, pour le plus, telles qu'elles sont, et evite les paroles de mauvais prognosticque, et les exclamations composees. Sinon l'alaigresse, au moins la contenance rassise des assistants est propre prez d'un sage malade: pour se veoir en un estat contraire, il n'entre point en querelle avecques la santé ; il luy plaist de la contempler en aultruy, forte et entiere, et en iouyr au moins en compaignie: pour se sentir fondre contrebas, il ne reiecte pas du tout les pensees de la vie, ny ne fuit les entretiens communs. Ie veulx estudier la maladie, quand ie suis sain : quand elle y est, elle faict son impression assez reelle, sans que mon imagination l'ayde. Nous nous preparons, avant la

1 Par raison. C.

Se facher, se mettre en colère.

le sens ce proufit inesperé de la publication de mes mœurs, qu'elle me sert aulcunement de reigle: il me vient par fois quelque consideration de ne trahir l'histoire de ma vie; cette publicque declaration m'oblige de me tenir en ma route, et à ne desmentir l'image de mes conditions, communement moins desfigurees et contredictes que ne porte la malignité et maladie des iugements d'auiourd'huy. L'uniformité et simplesse de mes mœurs produict bien un visage d'aysee interpretation; mais parce que la façon en est un peu nouvelle et hors d'usage, elle donne trop beau ieu à la mesdisance. Si est il vray qu'à qui me veult loyalement iniurier, il me semble fournir bien suffisamment où mordre en mes imperfections advouees et cogneues, et dequoy s'y saouler, sans s'escarmoucher au vent. Si, pour en preoccuper moy mesme l'accusation et la descouverte, il luy semble que ie luy esdente sa morsure, c'est raison qu'il prenne son droict vers l'amplification et extension (l'offense a ses droicts oultre la justice); et que les vices dequoy ie luy monstre des racines chez moy, il les grossisse en arbres; qu'il y employe non seulement ceulx qui me possedent, mais aussi ceulx qui ne font que me menacer, iniurieux vices et en qualité et en nombre; qu'il me batte par là. I'embrasseroy volontiers l'exemple du philosophe Bion': Antigonus le vouloit picquer sur le subiect de son origine; il luy couppa broche' : « Ie suis, dit il, fils d'un serf, boucher, stigmatizé, et d'une putain que mon pere espousa par la bassesse de sa fortune touts deux furent punis pour quelque mesfaict. Un orateur m'achepta enfant, me trouvant beau et advenant; et m'a laissé, mourant, touts ses biens: lesquels ayant transporté en cette ville d'Athenes, ie me suis addonné à la philosophie. Que les historiens ne s'empeschent à chercher nouvelles de moy; ie leur en diray ce qui en est 3. » La confession genereuse et libre enerve le reproche, et desarme l'iniure. Tant y a que, tout compté, il me semble qu'aussi souvent on me loue, qu'on me desprise, oultre

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la raison: comme il me semble aussi que dez mon enfance, en reng et degré d'honneur, on m'a donné lieu plustost au dessus qu'au dessoubs de ce qui m'appartient. Ie me trouveroy mieulx en païs auquel ces ordres feussent ou reiglez ou mesprisez. Entre les hommes, depuis que l'altercation de la prerogative au marcher ou à se seoir passe trois repliques, elle est incivile. Ie ne crains point de ceder ou preceder iniquement, pour fuyr à une si importune contestation; et iamais homme n'a eu envie de presseance, à qui ie ne l'aye quittee.

Oultre ce proufit que ie tire d'escrire de moy, i'en ay esperé cet aultre, que s'il advenoit que mes humeurs pleussent et accordassent à quelque honneste homme, avant mon trespas, il rechercheroit de nous ioindre. Ie luy ay donné beaucoup de païs gaigné; car tout ce qu'une longue cognoissance et familiarité luy pourroit avoir acquis en plusieurs annees, il l'a veu en trois iours en ce registre, et plus seurement et exactement. Plaisante fantasie! plusieurs choses que ie ne vouldroy dire au particulier, ie les dis au publicque; et sur mes plus secrettes sciences ou pensees, renvoye à une boutique de libraire mes amis plus feaulx;

Excutienda damus præcordia 1.

Si, à si bonnes enseignes, ie sçavoy quelqu'un qui me feust propre, certes ie l'iroy trouver bien loing: car la doulceur d'une sortable et agreable compaignie ne se peult assez achepter à mon gré. Oh! un amy! Combien est vraye cette ancienne sentence, « que l'usage en est plus necessaire et plus doulx que des elements de l'eau et du feu 3! » Pour revenir à mon conte : il n'y a doncques pas beaucoup de mal de mourir loing, et à part;

Nous leur donnons à sonder tous les replis de notre âme. PERSE, V, 22.

C'est la leçon des éditions de 1588 et de 1802. Voici celle de l'édition de 1595 : « Si, à si bonnes enseignes, i'eusse sceu quel

qu'un qui m'eust esté propre, certes ie l'eusse esté trouver bien loing; car la doulceur d'une sortable et agreable compaignie ne se peult assez achepter à mon gré. Eh! qu'est-ce qu'un amy!» Cette correction, qui n'a pu venir que de l'auteur, n'est pas heureuse; et Montaigne sentait lui-même qu'il gatait quelquefois son livre en le corrigeant. « le m'eschaulde souvent, dit-il (liv. II, c. 12), à y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valoit mieulx. » Le texte de 1802, formé de celui de 1588, et des parties manuscrites de l'exemplaire de Bordeaux, est bien loin d'avoir toujours cet avantage, et il nous arrive rarement de le préférer. J. V. L. Cette nouvelle attaque contre l'édition de 1802 est d'autant plus surprenante, que l'on suit précisément la leçon pour laquelle elle s'est prononcée, et qu'on emprunte ici, mais en l'abrégeant, la note même de Naigeon. Si les bienséances littéraires ne permettent pas de qualifier un tel procédé, notre devoir comme éditeurs nous prescrit au moins de le signaler, et de réhabiliter ceux qu'il offense. DD.

3 CICERON, de Amicit. c. 6. J. V. I.

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si estimons nous à debvoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins disgraciees que cette cy, et moins hideuses. Mais encores ceulx qui en viennent là, de traisner languissants un long espace de vie, ne debvroient, à l'adventure, souhaitter d'empescher1 de leur misere une grande famille: pourtant les Indois, en certaine province, estimoient iuste de tuer celuy qui seroit tumbé en telle necessité; en une aultre de leurs provinces, ils l'abbandonnoient seul à se sauver comme il pourroit. A qui ne se rendent ils enfin ennuyeux et insupportables? les offices communs n'en vont point iusques là. Vous apprenez la cruauté par force à vos meilleurs amis, durcissant et femme et enfants, par long usage, à ne sentir et plaindre plus vos maulx. Les souspirs de ma cholique n'apportent plus d'esmoy à personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conversation (ce qui n'advient pas tousiours, pour la disparité des conditions, qui produict ayseement mespris ou envie envers qui que ce soit), n'est ce pas trop d'en abuser tout un aage? Plus ie les verroy se contraindre de bon cœur pour moy, plus ie plaindroy leur peine. Nous avons loy 3 de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur aultruy, et nous estayer en leur tits enfants pour se servir de leur sang à guarir ruyne, comme celuy qui faisoit esgorger des peune sienne maladie; ou cet aultre à qui on fournissoit des ieunes tendrons à couver la nuict ses vieux membres, et mesler la doulceur de leur haleine à la sienne aigre et poisante 4. La decrepitude est qualité solitaire. Ie suis sociable iusques à l'excez; si me semble il raisonnable que meshuy ie soubstraye de la veue du monde mon importunité, et la couve moy seul ; que ie m'appile et me recueille en ma coque, comme les tortues; que i'apprenne à veoir les hommes, sans m'y tenir. le leur ferois oultrage en un pas si pendant3 : il est temps de tourner le dos à la compaignie.

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Mais en ces voyages, vous serez arresté miserablement en un caignard, où tout vous manquera. » La pluspart des choses necessaires, ie les porte quand et moy: et puis, nous ne sçau

1 D'embarrasser. E. J.

2 C'est pourquoi les Indiens. E. J. 3 La liberté, le droit.

4 L'édition de 1588, fol. 433, ajoute ici : « le conseilleroy volontiers Venise, pour la retraicte d'une telle condition et foiblesse de vie. >> Montaigne a supprimé cette phrase, qui rompait le fil de ses idées. Naigeon, pour les renouer un peu, avait imaginé de dire : « le me conseilleroy. » J. V. L.

5 Si suspendu, si escarpé, si glissant. E. J.

6 En un coin exposé au soleil, où les chiens (canes) se rassemblent en hiver. C'est ce que signifie cagnard en languedocien. On dirait maintenant, en un chenil. C.

permet, ie fois icy sentir mes inclinations et af-
fections; mais plus librement et plus volontiers
le fois ie de bouche à quiconque desire en estre
informé. Tant y a, qu'en ces memoires, si on y
regarde, on trouvera que i'ay tout dict, ou tout
designé : ce que ie ne puis exprimer, ie le monstre
au doigt;

Verum animo satis hæc vestigia parva sagaci
Sunt, per quæ possis cognoscere cetera tute1.

rions eviter la fortune, si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me fault rien d'extraordinaire, quand ie suis malade : ce que nature ne peult en moy, ie ne veulx pas qu'un bolus le face. Tout au commencement de mes fiebvres et des maladies qui m'atterrent, entier encores et voysin de la santé, ie me reconcilie à Dieu par les derniers offices chrestiens; et m'en treuve plus libre et deschargé, me semblant en avoir d'autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de conseil, ille ne laisse rien à desirer et deviner de moy. Si on m'en fault moins que de medecins. Ce que ie n'auray estably de mes affaires, tout sain, qu'on ne s'attende point que ie le face malade. Ce que ie veulx faire pour le service de la mort, est tousiours faict; ie n'oseroy le delayer d'un seul iour: et s'il n'y a rien de faict, c'est à dire, Ou que le doubte m'en aura retardé le chois ( car par fois c'est bien choisir de ne choisir pas), Ou que tout à faict ie n'auray rien voulu faire.

doibt s'en entretenir, ie veulx que ce soit veritablement et iustement: ie reviendroy volontiers de l'aultre monde, pour desmentir celuy qui me formeroit aultre que ie n'estoy, feust ce pour m'honnorer. Des vivants mesme, ie sens qu'on parle tousiours aultrement qu'ils ne sont : et si à toute force ie n'eusse maintenu un amy que i'ay perdu2, on me l'eust deschiré en mille contraires visages.

Pour achever de dire mes foibles humeurs, l'escris mon livre à peu d'hommes, et à peu i'advoue qu'en voyageant ie n'arrive gueres en d'annees. Si c'eust esté une matiere de duree, logis où il ne me passe par la fantasie si i'y pouril l'eust fallu commettre à un langage plus ferme. ray estre et malade, et mourant, à mon ayse. Ie Selon la variation continuelle qui a suyvy le veulx estre logé en lieu qui me soit bien particunostre iusques à cette heure, qui peult esperer lier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou que sa forme presente soit en usage d'icy à cin- estouffé. Ie cherche à flatter la mort par ces friquante ans? il escoule touts les iours de nos mains; voles circonstances; ou pour mieulx dire, à me et depuis que ie vis, s'est alteré de moitié. Nous descharger de tout aultre empeschement, à fin disons qu'il est asture parfaict: autant en dict que ie n'aye qu'à m'attendre3 à elle, qui me du sien chasque siecle. le n'ay garde de l'en tenir poisera volontiers assez, sans aultre recharge. Ie là, tant qu'il fuyra et s'ira difformant comme il veulx qu'elle ayt sa part à l'aysance et commodité faict. C'est aux bons et utiles escripts de le clouer de ma vie : c'en est un grand loppin, et d'imporà eulx ; et ira son credit selon la fortune de nostre tance; et espere meshuy qu'il ne desmentira pas estat. Pourtant ne crains ie point d'y inserer le passé. La mort a des formes plus aysees les plusieurs articles privez qui consument leur usage unes que les aultres, et prend diverses qualitez entre les hommes qui vivent auiourd'huy, et qui selon la fantasie de chascun: entre les naturelles, touchent la particuliere science d'aulcuns, qui y celle qui vient d'affoiblissement et appesantisseverront plus avant que de la commune intelli- ment me semble molle et doulce: entre les viogence. le ne veulx pas, aprez tout, comme ie lentes, i'imagine plus mal ayseement un precipice veoy souvent agiter la memoire des trespassez, qu'une ruyne qui m'accable, et un coup trenchant qu'on aille debattant : « Il iugeoit, il vivoit ainsin: d'une espee qu'une arquebusade; et eusse plusIl vouloit cecy: S'il eust parlé sur sa fin, il eust tost beu le bruvage de Socrates, que de me frapper dict, il eust donné : Ie le cognoissoy mieulx que comme Caton; et quoy que ce soit un4, si sent tout aultre. » Or, autant que la bienseance me lemon imagination difference, comme de la mort à la vie, à me iecter dans une fournaise ardente, ou jour ce qu'il veut faire pour le service de la mort, il le pensait dans le canal d'une platte riviere : tant sottement

Ce que Montaigne dit ici, qu'il n'oserait différer d'un seul

très-sincèrement, comme il parait par ce qu'il fit un peu avant que de mourir, et dont voici le conte, tiré mot pour mot d'un Commentaire sur la Coutume de Bordeaux, par Bernard Authone, dans l'article des testaments:«< Feu Montaigne, auteur des Essais, dit-il, sentant approcher la fin de ses jours, se leva du lit en chemise, prenant sa robe de chambre, ouvrit son cabinet, fit appeler tous ses valets et autres légátaires, et leur paya les légats (legs) qu'il leur avoit laissés dans son testament, prévoyant la difficulté que feroient ses héritiers à payer ses lé» C.

gats.

2 Pour peu d'hommes et peu d'années. E. J.

MONTAIGNE.

nostre crainte regarde plus au moyen qu'à l'effect! Ce n'est qu'un instant; mais il est de tel poids, que ie donneroy volontiers plusieurs iours

Mais ces traits si légers suffiront à un esprit pénétrant pour deviner le reste. LUCRÈCE, I, 403.

2 Étienne de la Boëtie. Voyez le chapitre De l'amitié, cl dessus, l. I, c. 27. N.

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il

de ma vie pour le passer à ma mode. Puis que la | fantasie d'un chascun treuve du plus et du moins en son aigreur, puis que chascun a quelque chois entre les formes de mourir, essayons un peu plus avant d'en trouver quelqu'une deschargee de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encores voluptueuse, comme les Commourants1 d'Antonius et de Cleopatra? le laisse à part les efforts que la philosophie et la religion produisent, aspres et exemplaires mais entre les hommes de peu, s'en est trouvé, comme un Petronius et un Tigellinus à Rome, engagez à se donner la mort, qui l'ont comme endormie par la mollesse de leurs apprests; ils l'ont faicte couler et glisser parmi la lascheté de leurs passetemps accoustumez, entre des garses et bons compaignons; nul propos de consolation, nulle mention de testament, nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur condition future; parmy les ieux, les festins, faceties, entretiens communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance? Puis qu'il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages; trouvons en qui soient bonnes à ceulx d'entre deux. Mon imagination m'en presente quelque visage facile, et puis qu'il fault mourir, desirable. Les tyrans romains pensoient donner la vie au criminel à qui ils donnoient le chois de sa mort. Mais Theophraste, philosophe si delicat, si modeste, si sage, a il pas esté forcé par la raison, d'oser dire ce vers latinisé par Ci

eeron,

Vitam regit fortuna, non sapientia 3?

La fortune ayde à la facilité du marché de ma vie, me l'ayant logee en tel poinct, qu'elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny empeschement: c'est une condition que i'eusse acceptee en toutes les saisons de mon aage; mais en cette occasion

de trousser mes bribes et de plier bagage, ie prens plus particulierement plaisir à ne leur apporter ny plaisir ny desplaisir en mourant. Ellea, d'une artiste compensation, faict que ceulx qui peuvent

1 Commorientes; c'était le titre d'une comédie que Plaute avait imitée des EuvaπovýcxovтEs de Diphile (TÉRENCE, Adelph. prol. v. 7). Ici, Montaigne fait allusion à la confrérie des Synapotharoumènes, ou bande de ceulx qui veulent mourir ensemble, formée par Antoine et Cléopâtre après la bataille d'Actium s'y enroler, c'était s'engager à mourir avec eux. «Leurs amis se faisoient enrooller en cette bande des Commourants; et par ainsin ils estoient tousiours à faire grande chere, pource que chascun à son tour festoyoit la compaignie. »> PLUTARQUE, Vie d'Antoine, chap. 15. J. V. L.

2 TACITE, Annal. XVI, 19; Hist. I, 72. C.

3

Le sort règle nos jours, plutôt que la sagesse.
Cic. Tusc. quæst. V, 9.

pretendre quelque materiel fruict de ma mort, en receoivent d'ailleurs conioinctement une materielle perte. La mort s'appesantit souvent en nous, de ce qu'elle poise aux aultres; et nous interesse de leur interest, quasi autant que du nostre, et plus et tout par fois.

En cette commodité de logis que ie cherche, ie n'y mesle pas la pompe et l'amplitude, ie la hay plustost; mais certaine propreté simple, qui se rencontre plus souvent aux lieux où il y a moins d'art, et que nature honnore de quelque grace toute sienne. Non ampliter, sed munditer convivium. Plus salis, quam sumptus 2. Et puis, c'est à faire à ceulx que les affaires entraisnent en plein hyver cette extremité : moy, qui le plus souvent voyage par les Grisons, d'estre surprins en chemin en pour mon plaisir, ne me guide pas si mal: s'il faict laid à droicte, ie prens à gauche; si ie me treuve mal propre à monter à cheval, ie m'arreste; et faisant ainsi, ie ne veoy à la verité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison : il est vray que ie treuve la superfluité tousiours superflue, et remarque de l'empeschement en la delicatesse mesme et en l'abondance. Ay ie laissé quelque chose à veoir derriere moy, i'y retourne; c'est tousiours mon chemin : ie ne trace aulcune ligne certaine, ny droicte ny courbe. Ne treuve ie point, où ie vois, ce qu'on m'avoit dict, comme il advient souvent que les iugements d'aultruy ne s'accordent pas aux miens, et les ay trouvez le plus souvent fauls; ie ne plains pas ma peine, i'ay apprins que ce qu'on disoit n'y est point.

l'ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant qu'homme du monde : la ditouche que par le plaisir de la varieté; chasque versité des façons d'une nation à aultre, ne me usage a sa raison 3. Soyent des assiettes d'estain, huyle, de noix ou d'olive; chauld ou froid : tout de bois, de terre; bouilly ou rosty; beurre ou

m'est un; et si

un,

que vieillissant, i'accuse cette

Et plus aussi quelquefois. Et tout, signifie en cet endroit aussi. Les paysans d'autour de Paris disent itou, qu'on emploie encore dans le burlesque pour imiter leur langage. C. 2 Un repas où règne la propreté plus que l'abondance. Plus d'agrément que de frais. Ces dernières paroles, Plus sėlis, quam sumptus, sont de Cornélius Népos, dans la Vie d'Atticus, c. 13. Pour les autres, Non ampliter, sed munditer covivium, Montaigne les a tirées d'un ancien poëte cité på Nonius, XI, 19, et les a adaptées à son sujet dans un sens tou contraire à celui qu'elles ont dans l'original. C.

3

Montaigne dit lui-même, dans le Journal de son Voyage en Allemagne et en Italie (tom. I, pag. 123), qu'il se con forme et renge, entant qu'en luy est, aux modes du lieu où il se treuve, et qu'il portoit à Auguste (Augsbourg) un bonnet fourré par la ville. J. V. L.

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