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aultruy : la iurisdiction ne se donne point en faveur du iuridiciant, c'est en faveur du iuridicié; on faict un superieur, non iamais pour son proufit, ains pour le proufit de l'inferieur; et un medecin pour le malade, non pour soy; toute magistrature, comme toute art, iecte sa fin hors d'elle; nulla ars in se versatur1: parquoy les gouverneurs de l'enfance des princes, qui se picquent à leur imprimer cette vertu de largesse, et les preschent de ne sçavoir rien refuser, et n'estimer rien si bien employé que ce qu'ils donneront (instruction que l'ay veu en mon temps fort en credit), ou ils regardent plus à leur proufit qu'à celuy de leur maistre, ou ils entendent mal à qui ils parlent. Il est trop aysé d'imprimer la liberalité en celuy qui a dequoy y fournir autant qu'il veult, aux despens d'aultruy; et son estimation se reiglant, non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens de celuy qui l'exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes : ils se treuvent prodigues, avant qu'ils soient liberaulx: pourtant est elle de peu de recommendation, au prix d'aultres vertus royales, et la seule, comme disoit le tyran Dionysius 3, qui se comporte bien avec la tyrannie mesme. Ie luy apprendroy plustost ce verset du laboureur ancien Τῇ χειρὶ δεῖ σπείρειν, ἀλλὰ μὴ ὅλῳ τῷ θυλάκῳ, « qu'il fault, à qui en veult retirer fruict, semer de la main, non pas verser du sac : » il fault espandre le grain, non pas le respandre; et qu'ayant à donner, ou pour mieulx dire, à payer et rendre à tant de gents selon qu'ils ont deservy, il en doibt estre loyal et advisé dispensateur. Si la liberalité d'un prince est sans discretion et sans mesure, ie l'ayme mieulx avare.

La vertu royale semble consister le plus en la iustice; et de toute les parties de la iustice, celle là remarque mieulx les roys, qui accompaigne la liberalité car ils l'ont particulierement reservee à leur charge; là où toute aultre iustice, ils l'exercent volontiers par l'entremise d'aultruy. L'immoderee largesse est un moyen foible à leur acquerir bienvueillance; car elle rebute plus de gents qu'elle n'en praticque 5: quo

Nul art n'est renfermé en lui-même. Cic. de Finib. bon. et mal. V, 6.

2 C'est pourquoi.

3 Dans les Apophthegmes de PLUTARQUE. C.

4 J'apprendrois plutôt à un roi ce verset, ou proverbe. Montaigne le traduit après l'avoir cité. Il l'a tiré d'un petit traité de PLUTARQUE, intitulé, Si les Athéniens ont esté plus excellents en armes qu'en lettres, c. 4, ou Corinne s'en sert pour faire sentir à Pindare qu'il avait entassé trop de fables dans une de ses poésies, luy disant, dans la traduction d'Amyot, qu'il falloit semer avec la main, et non pas à pleine poche. C. 5 Gagne. C.

in plures usus sis, minus in multos uti possis.... Quid autem est stultius, quam, quod libenter facias, curare ut id diutius facere non possis1? et si elle est employee sans respect du merite, faict vergongne à qui la receoit, et se receoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la haine du peuple par les mains de ceulx mesmes qu'ils avoient iniquement advancez telle maniere d'hommes estimants asseurer la possession des biens indeuement receus, s'ils monstrent avoir à mespris et haine celuy duquel ils les tenoient, et se rallient au iugement et opinion commune en cela.

Les subiects d'un prince excessif en dons se rendent excessifs en demandes; ils se taillent, non à la raison, mais à l'exemple. Il y a certes souvent dequoy rougir de nostre impudence ; nous sommes surpayez selon iustice, quand la recompense eguale nostre service; car n'en debvons nous rien à nos princes, d'obligation naturelle? S'il porte nostre despense, il faict trop; c'est assez qu'il l'ayde : le surplus s'appelle bienfaict, lequel ne se peult exiger; car le nom mesme de la Liberalité sonne Liberté. A nostre mode, ce n'est iamais faict; le receu ne se met plus en compte; on n'ayme la liberalité que future: parquoy plus un prince s'espuise en donnant, plus il s'appauvrit d'amis. Comment assouviroit il les envies qui croissent à mesure qu'elles se remplissent? Qui a sa pensee à prendre, ne l'a plus à ce qu'il a prins : la convoitise n'a rien si propre que d'estre ingrate.

L'exemple de Cyrus ne duira pas mal en ce lieu, pour servir, aux roys de ce temps, de touche à recognoistre leurs dons bien ou mal employez, et leur faire veoir combien cet empereur les assenoit3 plus heureusement qu'ils ne font; par où ils sont reduicts à faire leurs emprunts aprez, sur les subiects incogneus, et plustost sur ceulx à qui ils ont faict du mal, que sur ceulx à qui ils ont faict du bien, et n'en receoivent aydes où il y aye rien de gratuit que le nom. Croesus luy reprochoit sa largesse, et calculoit à combien se monteroit son thresor, s'il eust eu les mains plus restreinctes. Il eut envie de iustifier sa liberalité; et despeschant de toutes parts vers les grands de son estat qu'il avoit particulierement advancez, pria chascun de le secourir

On peut d'autant moins l'exercer qu'on l'a déjà plus exercée... Quelle folie de se mettre dans l'impuissance de faire longtemps ce qu'on fait avec plaisir! CIC. de Offic. II, 15. 2 Edition de 1588, fol. 396: « Bouffons, maquereaux, me nestriers, et telle racaille d'hommes, estimants, etc. >> 3 Les plaçait. C.

d'autant d'argent qu'il pourroit, à une sienne ne- | paires de gladiateurs, comme feit l'empereur Processité, et le luy envoyer par declaration. Quand | bus . C'estoit aussi belle chose, a veoir ces grands touts ces bordereaux luy furent apportez, chas- amphitheatres encroustez de marbre au dehors, cun de ses amis n'estimant pas que ce feust assez labouré d'ouvrages et statues, le dedans reluisant faire de luy en offrir seulement autant qu'il en de rares enrichissements; avoit receu de sa munificence, y en meslant du Balteus en gemmis, en illita porticus auro2 ! sien propre beaucoup, il se trouva que cette touts les costez de ce grand vuide.remplis et ensomme se montoit bien plus que ne disoit l'es-vironnez, depuis le fonds iusques au comble, de pargne de Crœsus. Sur quoy Cyrus : « Je ne suis pas moins amoureux des richesses que les aultres princes, et en suis plustost plus mesnagier : vous veoyez à combien peu de mise i'ay acquis le thresor inestimable de tant d'amis, et combien ils me sont plus fideles thresoriers, que ne seroient des hommes mercenaires, sans obligation, sans affection; et ma chevance, mieulx logee qu'en des coffres appellants sur moy la haine, l'envie et le mespris des aultres princes'.

ע

soixante ou quatre vingts rengs d'eschelons, aussi de marbre, couverts de carreaux,

Exeat, inquit,

Si pudor est, et de pulvino surgat equestri,
Cuius res legi non sufficit 3;

où se peussent renger cent mille hommes assis à leur ayse et la place du fonds, où les ieux se iouoient, la faire premierement, par art, entr'ouvrir et fendre en crevasses, representants des antres qui vomissoient les bestes destinees au Les empereurs tiroient excuse à la superfluité spectacle; et puis, secondement, l'inonder d'une de leurs ieux et monstres publicques, de ce que mer profonde, qui charioit force monstres marins, leur auctorité dependoit aulcunement (au moins chargee de vaisseaux armez, à representer une par apparence) de la volonté du peuple romain, battaille navale; et tiercement, l'applanir et aslequel avoit de tout temps accoustumé d'estre flatté seicher de nouveau, pour le combat des gladiapar telle sorte de spectacles et d'excez. Mais c'es- | teurs; et pour la quatriesme façon, la sabler de toient particuliers qui avoient nourry cette coustuvermillon et de storax, au lieu d'arene, pour y me de gratifier leurs concitoyens et compaignons, dresser un festin solenne à tout ce nombre inprincipalement sur leur bourse, par telle profu- finy de peuple, le dernier acte d'un seul iour. sion et magnificence; elle eut tout aultre goust, quand ce furent les maistres qui veinrent à l'imiter : pecuniarum translatio a iustis dominis ad alienos non debet liberalis videri1. Philippus, de ce que son fils essayoit par presents de gaigner la volonté des Macedoniens, l'en tansa par une lettre, en cette maniere : « Quoy! as tu envie que tes subiects te tiennent pour leur boursier, non pour leur roy? Veulx tu les practiquer? practique les des bienfaicts de ta vertu, non des bienfaicts de ton coffre3. »

une

C'estoit pourtant une belle chose, d'aller faire apporter et planter, en la place aux arenes, grande quantité de gros arbres touts branchus et touts verts, representants une grande forest

umbrageuse despartie en belle symmetrie; et le

premier iour, iecter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers, et mille daims, les abbandonnant à piller au peuple; le lendemain, faire assommer en sa presence cent gros lions, cent leopards, et trois cents ours ; et pour le troisiesme iour, faire combattre à oultrance trois cents

I XENOPHON, Cyropédie, VIII, 9 et suiv. C.

Le don qu'on fait à des étrangers, d'un argent qu'on a pris aux légitimes propriétaires, ne doit point passer pour libéralité. Cic. de Offic. I, 14.

3 Cic. de Offic. II, 15.

Quoties nos descendentis arenæ Vidimus in partes, ruptaque voragine terræ Emersisse feras, et iisdem sæpe latebris Aurea cum croceo creverunt arbuta libro !... Nec solum nobis silvestria cernere monstra Contigit; æquoreos ego cum certantibus ursis Spectavi vitulos, et equorum nomine dignum, Sed deforme pecus 4. taigne pleine de fruictiers et arbres verdoyants, Quelquesfois on y a faict naistre une haulte monrendant par son faiste un ruisseau d'eau, comme de la bouche d'une vifve fontaine : quelquesfois on y promena un grand navire, qui s'ouvroit et desprenoit de soy mesme, et aprez avoir vomy de son ventre quatre ou cinq cents bestes à com

bat, se resserroit et s'esvanouïssoit, sans ayde :

On peut voir la description de ces jeux dans VOPISCUS, Vie de Probus, c. 19. J. V. L.

2 Vois-tu la ceinture du théâtre ornée de pierres précieuses,

et le portique tout couvert d'or? CALPURNIUS, Eclog. VII, intitulée Templum, v. 47.

3 Si vous avez quelque pudeur, quittez, dit-on, les carreaux destinés aux chevaliers, vous qui n'avez pas les biens fixés par la loi. Juv. Sat. III, 153.

4 Combien de fois n'avons-nous pas vu une partie de l'arène s'abaisser, et des bêtes féroces sortir tout à coup d'un abime d'où s'élevait ensuite un bocage d'arbres dorés !... J'ai vu dans l'amphithéâtre, non-seulement les monstres des forêts, mais aussi des phoques parmi les ours, et le hideux troupeau des chevaux marins. CALPURNIUS, Eclog. VII, 64.

aultresfois, du bas de cette place, ils faisoient eslancer des surgeons et filets d'eau qui reiaillissoient contremont, et à cette haulteur infinie, alloient arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour se couvrir de l'iniure du temps, ils faisoient tendre cette immense capacité, tantost de voiles de pourpre labourez à l'aiguille, tantost de soye d'une ou aultre couleur, et les advanceoient et retiroient en un moment, comme il leur venoit en fantasie:

Quamvis non modico caleant spectacula sole,

Vela reducuntur, quum venit Hermogenes'. Les rets aussi qu'on mettoit au devant du peuple, pour le deffendre de la violence de ces bestes eslancees, estoient tissus d'or :

Retia".

Auro quoque torta refulgent

S'il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c'est où l'invention et la nouveauté fournit d'admiration, non pas la despense : en ces vanitez mesme, nous descouvrons combien ces siecles estoient fertiles d'aultres esprits que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité, comme il faict de toutes aultres productions de la nature : ce n'est pas à dire qu'elle y ayt lors employé son dernier effort; nous n'allons point; nous rodons plustost, et tournevirons çà et là; nous nous promenons sur nos pas. Ie crains que nostre cognoissance soit foible en touts sens; nous ne veoyons ny gueres loing, ny gueres arriere; elle embrasse peu et vit peu; courte et en estendue de temps, et en estendue

de matiere:

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrymabiles
Urgentur, ignotique longa
Nocte 3;

Et supera bellum Thebanum, et funera Troiæ,
Multi alias alii quoque res cecinere poetæ 4:

et la narration de Solon 5, sur ce qu'il avoit apprins des presbtres d'Aegypte, de la longue vie de leur estat, et maniere d'apprendre et con

I

1 Quoiqu'un soleil brûlant darde ses rayons sur l'amphithéâtre, on retire les voiles dès qu'Hermogène vient à paraitre. MARTIAL, XII, 29, 15. Cet Hermogène était un grand voleur. C.

2 CALPURN. Eclog. VII, 53. Montaigne a traduit ce passage avant de le citer.

3 Il y a eu des héros avant Agamemnon; mais ensevelis dans une nuit éternelle, ils ne font pas aujourd'hui répandre de larmes. HOR. Od. IV, 9, 25.

4 Avant la guerre de Thèbes et la ruine de Troie, d'autres poëtes avaient chanté d'autres événements. LUCRÈCE, V, 327. Ces paroles ont un sens différent dans l'original. C. 5 Dans le Timée. Voy. les Pensées de Platon, seconde édition, pag. 384. J. V. L.

server les histoires estrangieres, ne me semble tesmoignage de refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem regionum videremus et temporum, in quam se iniiciens animus et intendens, ita late longeque peregrinatur, ut nullam oram ultimi videat, in qua possit insistere : in hac immensitate... infinita vis innumerabilium appareret formarum1. Quand tout ce qui est venu, par rapport, du passé iusques à nous, seroit vray, et seroit sceu par quelqu'un, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde qui coule pendant que nous y sommes, combien chestifve et raccourcie est la cognoissance des plus curieux! Non seulement des evenements particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et poisants, mais de l'estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus qu'il n'en vient à nostre science: nous nous escrions du miracle de l'invention de nostre artillerie, de nostre impression; d'aultres hommes, un aultre bout du monde, à la Chine, en iouissoit mille ans auparavant. Si nous veoyions autant du monde comme nous n'en veoyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire, une perpetuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul et de rare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance, qui est un miserable fondement de nos reigles, et qui nous represente volontiers une tres faulse image des choses. Comme vainement nous concluons auiourd'huy l'inclination et la decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence;

Iamque adeo est affecta ætas, effœtaque tellus1: ainsi vainement concluoit cettuy là 3 sa naissance et ieunesse, par la vigueur qu'il veoyoit aux esprits de son temps, abondants en nouvelletez et inventions de divers arts:

Verum, ut opinor, habet novitatem summa, recensque
Natura est mundi, neque pridem exordia cepit:
Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita navigiis sunt
Multa 4.

Si nous pouvions voir l'étendue infinie des régions et des siècles, où l'esprit peut à son gré se promener de toutes parts sans rencontrer un terme qui borne sa vue, nous découvririons une quantité innombrable de formes dans cette immensité. CIC. de Nat. deor. I, 20. Et temporum, est une addition de Montaigne; et au lieu de appareret formarum, il y a volitat atomorum. On voit qu'il s'agit de tout autre chose dans le texte de Cicéron. C.

2 Les hommes n'ont plus la même vigueur, ni la terre son ancienne fertilité. LUCRÈCE, II, 1151.

3 Le poëte Lucrèce, auteur du vers précédent. C.

4 La nature n'est pas ancienne, à mon avis; le monde ne fait

|

Nostre monde vient d'en trouver un aultre (et ruses et battelages dequoy ils se sont servis à les qui nous respond si c'est le dernier de ses freres, piper, et le iuste estonnement qu'apportoit à ces puis que les daimons, les sibylles, et nous, avons nations là de veoir arriver si inopineement des ignoré cettuy cy iusques à cette heure?) non moins gents barbus, divers en langage, en religion, en grand, plain et membru, que luy; toutesfois si forme et en contenance, d'un endroict du monde nouveau et si enfant, qu'on luy apprend encores si esloingné, et où ils n'avoient iamais sceu qu'il son a, b, c : il n'y a pas cinquante ans qu'il ne y eust habitation quelconque, montez sur des sçavoit ny lettres, ny poids, ny mesures, ny ves- grands monstres incogneus, contre ceulx qui n'atements, ny bleds, ny vignes; il estoit encores voient non seulement iamais veu de cheval, mais tout nud, au giron, et ne vivoit que des moyens beste quelconque duicte à porter et soustenir de sa mere nourrice. Si nous concluons bien de homme ny aultre charge; garnis d'une peau luinostre fin, et ce poëte de la ieunesse de son sante et dure, et d'une arme trenchante et ressiecle, cet aultre monde ne fera qu'entrer en lu- plendissante, contre ceulx qui, pour le miracle miere, quand le nostre en sortira : l'univers tum- de la lueur d'un mirouer ou d'un coulteau, albera en paralysie; l'un membre sera perclus, loient eschangeant une grande richesse en or et l'aultre en vigueur. Bien crains ie que nous au- en perles, et qui n'avoient ny science, ny marons tres fort hasté sa declinaison et sa ruyne tiere par où tout à loisir ils sceussent percer par nostre contagion; et que nous luy aurons nostre acier; adioustez y les fouldres et tonnerres bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'es- de nos pieces et harquebuses, capables de troutoit un monde enfant; si ne l'avons nous pas bler Cesar mesme, qui l'en eust surprins autant fouetté et soubmis à nostre discipline, par l'ad- inexperimenté et à cette heure, contre des peuples vantage de nostre valeur et forces naturelles, ny nuds, si ce n'est où l'invention estoit arrivee de ne l'avons practiqué par nostre iustice et bonté, quelque tissu de cotton, sans aultres armes, pour ny subiugué par nostre magnanimité. La plus- le plus, que d'arcs, pierres, bastons et boucliers part de leurs responses, et des negociations faictes de bois; des peuples surprins, soubs couleur d'aavecques eulx, tesmoignent qu'ils ne nous deb-mitié et de bonne foy, par la curiosité de veoir voient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence l'espoventable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles, le iardin de ce roy, où touts les arbres, les fruicts et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un iardin, estoient excellemment formees en or, comme en son cabinet touts les animaulx qui naissoient en son estat et en ses mers, et la beaulté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en cotton, en la peincture, monstrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'industrie. Mais quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté, franchise, il nous a bien servy de n'en avoir pas tant qu'eulx: ils se sont perdus par cet advantage, et vendus et trahis eulx mesmes.

des choses estrangieres et incogneues : ostez, dis ie, aux conquerants cette disparité, vous leur ostez toute l'occasion de tant de victoires. Quand ie regarde cette ardeur indomptable dequoy tant de milliers d'hommes, femmes et enfants, se presentent et reiectent à tant de fois aux dangiers inevitables, pour la deffense de leurs dieux et de leur liberté; cette genereuse obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers que de se soubmettre à la domination de ceulx de qui ils ont esté si honteusement abusez, et aulcuns choisissants plustost de se laisser defaillir par faim et par ieusne, estants prins, que d'accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses: ie preveoy que, à qui les eust attaquez pair à pair, et d'armes, et d'experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux, et plus, qu'en aultre guerre que

Quant à la hardiesse et courage, quant à la
fermeté, constance, resolution contre les douleurs
et la faim et la mort, ie ne craindroy pas d'op-nous veoyons.
poser les exemples que ie trouveroy parmy eulx
aux plus fameux exemples anciens que nous ayons
aux memoires de nostre monde par deçà. Car pour
ceulx qui les ont subiuguez, qu'ils ostent les

que de naitre : aussi voyons-nous que plusieurs arts se perfec-
tionnent, et qu'on rend tous les jours celui de la navigation
plus complet. LUCRÈCE, V, 331.
Gagné. C.

Que n'est tumbee soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conqueste; et une si grande mutation et alteration de tant d'empires et de peuples, soubs des mains qui eussent doulcement poly et desfriché ce qu'il y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produict; meslants non seulement à la culture des

terres et ornement des villes les arts de deçà, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aussi meslants les vertus grecques et romaines aux originelles du pays! Quelle reparation eust ce esté, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et deportements nostres, qui se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples à l'admiration et imitation de la vertu, et eussent dressé, entre eulx et nous, une fraternelle societé et intelligence! Combien il eust esté aysé de faire son proufit d'ames si neufves, si affamees d'apprentissage, ayants, pour la pluspart, de si beaux commencements naturels ! Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexperience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron de nos mœurs. Qui meit iamais à tel prix le service de la mercadence 1 et de la traficque ? tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples passez au fil de l'espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negociation des perles et du poivre! Mechaniques victoires! Iamais l'ambition, iamais les inimitiez publicques, ne poulserent les hommes, les uns contre les aultres, à si horribles hostilitez et calamitez si miserables.

En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aulcuns Espaignols prindrent terre en une contree fertile et plaisante, fort habitee; et feirent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees: «< Qu'ils estoient gents paisibles, venants de loingtains voyages, envoyez de la part du roy de Castille, le plus grand prince de la terre habitable, auquel le pape, representant Dieu en terre, avoit donné la principauté de toutes les Indes; Que s'ils vouloient luy estre tributaires, ils seroient tres benignement traictez : » leur demandoient des vivres pour leur nourriture, et de l'or pour le besoing de quelque medecine; leur remonstroient, au demourant, la creance d'un seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient d'accepter; y adioustants quelques menaces. La response feut telle : « Que quant à estre paisibles, ils n'en portoient pas la mine, s'ils l'estoient: Quant à leur roy, puis qu'il demandoit, il debvoit estre indigent et necessiteux; et celuy qui luy avoit faict cette distribution, homme aymant dissention, d'aller donner à un tiers chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre les anciens possesseurs: Quant aux

Du commerce. E. J.

vivres, qu'ils leur en fourniroient : D'or, ils en avoient peu, et que c'estoit chose qu'ils mettoient en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au service de leur vie, là où tout leur soing regardoit seulement à la passer heureusement et plaisamment; pourtant ce qu'ils en pourroient trouver, sauf ce qui estoit employé au service de leurs dieux, qu'ils le prinssent hardiement : Quant à un seul Dieu, le discours leur en avoit pleu; mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en estants si utilement servis si long temps; et qu'ils n'avoient accoustumé prendre conseil que de leurs amis et cognoissants : Quant aux menaces, c'estoit signe de faulte de iugement, d'aller menaceant ceulx desquels la nature et les moyens estoient incogneus: Ainsi, qu'ils se despeschassent promptement de vuider leur terre; car ils n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part les honnestetez et remonstrances des gents armez et estrangiers; aultrement, qu'on feroit d'eulx comme de ces aultres (leur monstrant les testes d'aulcuns hommes iusticiez autour de leur ville). » Voylà un exemple de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu là, ny en plusieurs aultres où les Espaignols ne trouverent les marchandises qu'ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse, quelque aultre commodité qu'il y eust : tesmoing mes Cannibales 2.

Des deux les plus puissants monarques de ce monde là, et à l'adventure de cettuy cy, roys de tant de roys, les derniers qu'ils en chasserent: celuy du Peru 3, ayant esté prins en une battaille, et mis à une rençon si excessifve, qu'elle surpasse toute creance, et celle là fidelement payee, et avoir donné, par sa conversation, signe d'un courage franc, liberal et constant, et d'un entendement net et bien composé, il print envie aux vainqueurs, aprez en avoir tiré un million trois cents vingt cinq mille cinq cents poisant d'or, oultre l'argent, et aultres choses qui ne monterent pas moins (si que leurs chevaulx n'alloient plus ferrez que d'or massif), de veoir encores, au prix de quelque desloyauté que ce feust, quel pouvoit estre le reste des thresors de ce roy, et iouyr librement de ce qu'il avoit resserré. On luy apposta une faulse accusation et preuve, Qu'il desseignoit

Du balbutiement. E. J.

2 C'est peut-être une allusion au chapitre des Cannibales,

liv. I, chap. 30. Montaigne le termine ainsi : « Tout cela ne va pas trop mal; mais quoy! ils ne portent point de hault de chausses. >>

3 Atahualpa. Voyez ZARATE, II, 7; XERÈS, p. 233; GARCI LASO DE LA VEGA, I, 36; GOMERA, c. 117; HERRERA, Decad. V, liv. III, c. 4, et les autres écrivains cités par ROBERTSON, liv. VI de l'Histoire de l'Amérique. J. V. L.

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