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Ie loue la gradation et la longueur en la dispensation de leurs faveurs : Platon monstre qu'en toute espece d'amour, la facilité et promptitude est interdicte aux tenants1. C'est un traict de gourmandise, laquelle il fault qu'elles couvrent de toute leur art, de se rendre ainsi temerairement en gros, et tumultuairement: se conduisants en leur dispensation ordonneement et mesureement, elles pipent bien mieulx nostre desir, et | cachent le leur. Qu'elles fuyent tousiours devant nous; ie dis celles mesmes qui ont à se laisser attrapper elles nous battent mieulx en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy que nature leur donne, ce n'est pas proprement à elles de vouloir et desirer; leur roolle est souffrir, obeïr, consentir : c'est pourquoy nature leur a donné | une perpetuelle capacité; à nous, rare et incertaine: elles ont tousiours leur heure, à fin qu'elles soyent tousiours prestes à la nostre, pati nale 2 : et où elle a voulu que nos appetits eussent monstre et declaration prominente, elle a faict que les leurs fussent occultes et intestins 3, et les a fournies de pieces impropres à l'ostentation, et simplement pour la deffensifve. Il fault laisser à la licence amazonienne les traicts pareils à cettuy cy: Alexandre passant par l'Hyrcanie, Thalestris, royne des Amazones, le veint trouver avecques trois cents gents d'armes de son sexe, bien montez et bien armez, ayant laissé le demourant d'une grosse armee qui la suyvoit, au delà des voysines montaignes; et luy dit tout hault et en publicque : « Que le bruict de ses victoires et de sa valeur l'avoit menee là, pour le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses entreprinses; et que le trouvant si beau, ieune et vigoreux, elle, qui estoit parfaicte en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu'ils couchassent ensemble, à fin qu'il nasquist de la plus vaillante femme du monde et du plus vaillant homme qui feust lors vivant, quelque chose de grand et de rare pour l'advenir. » Alexandre la remercia du reste: mais pour donner temps à l'accomplissement de sa derniere demande, il arresta treize iours en ce lieu, lesquels il festoya le plus alaigrement qu'il peut, en faveur d'une si courageuse princesse 4.

5 Nous sommes, quasi en tout, iniques iuges

A ceux qui ont quelque chose à défendre, par opposition aux assaillants.

2 Nées pour souffrir. SÉNÈQUE, Epist. 95. 3 Cachés et renfermés. C.

4 DIODORE DE SICILE, XVII, 16; QUINTE-CURCE, VI, 5. C. 5 Dans l'édition de 1588, fol. 388 verso, ce paragraphe suit immédiatement la phrase du précédent, où Montaigne dit que la nature a fourni les femmes de pièces uniquement pro

de leurs actions, comme elles sont des nostres : i'advoue la verité, lors qu'elle me nuit, de mesmo que si elle me sert. C'est un vilain desreiglement qui les poulse si souvent au change, et les empesche de fermir1 leur affection en quelque subiect que ce soit; comme on veoid de cette deesse à qui l'on donne tant de changements et d'amis : mais si est il vray que c'est contre la nature de l'amour, s'il n'est violent ; et contre la nature de la violence, s'il est constant. Et ceulx qui s'en estonnent, s'en escrient, et cherchent les causes de cette maladie en elles, comme desnaturee et incroyable, que ne veoyent ils combien souvent ils la receoivent en eulx, sans espoventement et sans miracle ? Il seroit à l'adventure plus estrange d'y veoir de l'arrest ; ce n'est pas une passion simplement corporelle: si on ne treuve point de bout en l'avarice et en l'ambition, il n'y en a non plus en la paillardise; elle vit encores aprez la satieté ; et ne luy peult on prescrire ny satisfaction constante, ny fin; elle va tousiours oultre sa possession. Et si, l'inconstance leur est à l'adventure aulcunement plus pardonnable qu'à nous : elles peuvent alleguer, comme nous, l'inclination, qui nous est commune, à la varieté et à la nouvelleté; et alleguer secondement, sans nous, Qu'elles acheptent chat en sac leanne, royne de Naples, feit estrangler Andreosse 3, son premier mary, aux grilles de sa fenestre, avec un laqs d'or et de soye, tissu de sa main propre; sur ce qu'aux corvees matrimoniales elle ne luy trouvoit ny les parties, ny les efforts assez respondants à l'esperance qu'elle en avoit conceue à veoir sa taille, sa beaulté, sa ieunesse et disposition, par où elle avoit esté prinse et abusee; Que 4 l'action a plus d'effort que n'a la souffrance: ainsi, que de leur part tousiours au moins il est pourveu à la necessité; de nostre part, il peult advenir aultrement. Platon 5, à cette cause, establit sagement par ses loix, avant tout mariage, pour decider de son opportunité, que les iuges veoyent les garsons qui y pretendent, tout fin nuds, et les filles nues iusqu'à la ceinc

pres à la deffensifve. Il a ajouté depuis toute l'histoire de Thalestris. A. D.

De fixer, d'affermir. E. J.

2 On dit aujourd'hui acheter chat en poche; et tel est même le texte de l'édition de 1588, fol. 388 verso. J. V. L.

3 André, fils de Charles, roi de Hongrie, et qui fut marié à Jeanne Ice de Naples. Les Italiens l'appelèrent Andreasso. Sur la mort tragique de ce prince, voyez le Dictionnaire de Bayle, à l'article de Jeanne Ire de Naples. C.

4 C'est la suite de la phrase qui commence par elles peuvent alleguer. Depuis l'édition de 1588, Montaigne a intercalé l'exemple de Jeanne de Naples, ce qui a rendu la liaison des idées moins sensible. A. D.

5 Traité des Lois, XI, p. 925. C.

LIVRE III, CHAPITRE V.

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tout que la volonté charie droict; Ce n'est pas la foiblesse et l'incapacité rompent legitimement un mariage,

Et quærendum aliunde foret nervosius illud, Quod posset zonam solvere virgineam 3: pourquoy non1? et selon sa mesure, une intelligence amoureuse, plus licentieuse et plus actifve,

Si blando nequeat superesse labori 5. Mais n'est ce pas grande impudence, d'apporter nos imperfections et foiblesses en lieu où nous desirons plaire et y laisser bonne estime de nous et recommendation? Pour ce peu qu'il m'en fault à cette heure,

Mollis opus 6,

Ad unum

fe ne vouldrois importuner une personne que i'ay à reverer et craindre :

Fuge suspicari,

Cujus undenum trepidavit ætas
Claudere hustrum 7.

Nature se debvoit contenter d'avoir rendu cet
aage miserable, sans le rendre encores ridicule.
Ie hay de le veoir, pour un poulce de chestifve
vigueur qui l'eschauffe trois fois la sepmaine, s'en-
presser et se gendarmer de pareille aspreté, comme
s'il avoit quelque grande et legitime iournee dans
le ventre; un vray feu d'estoupe : et admire sa
cuisson, si vifve et fretillante, en un moment si
lourdement congelee et esteincte. Cet appetit ne
debvroit appartenir qu'à la fleur d'une belle ieu-
nesse : fiez vous y, pour veoir, à seconder cette

* Suppléez, Il peut advenir qu'en nous essayant, etc. Dans
l'édition de 1588, la liaison était facile, parce qu'après ces mots,
Il peult advenir aultrement, on lisait tout de suite, En nous
essayant. A. D.

2 Après avoir tenté, par de longs et vains efforts, d'exciter la vigueur de son époux, elle abandonne une couche impuissante. MARTIAL, VII, 58, 3.

3 Et il faut chercher ailleurs un époux capable de délier la ceinture virginale. CATULLE, Carm. LXVII, 27.

une

4 Si ces paroles, pourquoy non? et selon sa mesure,
intelligence amoureuse, plus licentieuse et plus actifve, se
rapportent directement au passage de Catulle, comme il le sem-
ble, il n'est pas difficile d'en comprendre le sens. C.
...... S'il succombe, au plaisir inhabile.

5

VIRG. Georg. III, 127, trad. de Delille.

6 Pouvant à peine réussir une fois. HORACE, Epod. XII, 15. 7 Ne craignez rien d'un homme dont le onzième lustre est déjà fermé. HORACE, Od. II, 4, 12. Il y a dans le texte, octavum, le huitième, Montaigne, arrivé au onzième lustre, parlait plus sincèrement et était moins à craindre qu'Horace. C.

ardeur indefatigable, pleine, constante et ma-
ment en beau chemin : renvoyez le hardiement
gnanime qui est en vous; il vous la lairra vraye、
plustost vers quelque enfance molle, estonnee et
ignorante, qui tremble encores soubs la verge,
et en rougisse;

Indum sanguineo veluti violaverit ostro

Si quis ebur, vel mixta rubent ubi lilia multa
Alba rosa'.

Qui peult attendre, le lendemain, sans mourir
de sa lascheté et impertinence;
de honte, le desdaing de ces beaux yeulx consens

Et taciti fecere tamen convicia vultus 3,
il n'a iamais senty le contentement et la fierté de
les leur avoir battus et ternis par le vigoreux exer-

cice d'une nuict officieuse et actifve. Quand i'en
ay veu quelqu'une s'ennuyer de moy, ie n'en ay
doubte si ie n'avoy pas raison de m'en prendre à
point incontinent accusé sa legereté; i'ay mis en
nature plustost: certes, elle m'a traicté illegitime-
ment et incivilement,

Si non longa satis, si non bene mentula crassa :
Nimirum sapiunt, videntque parvam
Matronæ quoque mentulam illibenter 4;

et d'une lesion enormissime. Chascune de mes
pieces est egualement mienne, que toute aultre; et
nulle aultre ne me faict plus proprement homme,
que cette cy.

Ie dois au publicque universellement mon pourtraict. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en essence, toute; desdaignant, au roolle de ses vrays debvoirs, ces petites reigles, feinctes, usuelles, provinciales; naturelle toute, constante, generale, de laquelle sont filles, mais bastardes, la civilité, la cerimonie. Nous aurons bien les vices de l'apparence, quand nous aurons eu ceulx de l'essence: quand nous aurons faict à ceulx icy, nous courrons sus aux aultres, si nous trouvons qu'il y faille courir; car il y a dangier que nous fantasions 5 des offices nouveaux, pour excuser nostre negligence envers les naturels offices, et les pour les confondre. Qu'il soit ainsin, il se veoid Qu'ez lieux où les faultes sont malefices,

I Comme un ivoire éclatant marqué de pourpre, comme des lis mêlés avec des roses. VIRG. Énéide, XII, 67. 2 Témoins. C.

3 Qu'ils nous reprochent dans leur silence même. OVIDE, Amor. I, 7, 21.

4 De ces trois vers, le premier est le commencement d'une épigramme des Veterum Poëtarum Catalecta, intitulée Priapus; les autres sont tirés d'une autre épigramme du même recueil, intitulée ad Matronas. Aucun des trois vers ne peut être traduit. C.

5 Que nous imaginions à notre fantaisie. E. J.

6 Où les fautes sont des crimes, les crimes ne sont que des fautes. E. J.

malefices ne sont que faultes; Qu'ez nations où | Ie ne le loue, non plus que toutes formes contrai

res à l'usage receu; mais ie l'excuse, et par circonstances tant generales que particulieres, en allege l'accusation.

Suyvons. Pareillement d'où peult venir cette usurpation d'auctorité souveraine que vous prenez sur celles qui vous favorisent à leurs despens,

la

les loix de la bienseance sont plus rares et lasches, les loix primitifves de la raison commune sont mieulx observees : l'innumerable multitude de tant de debvoirs suffoquant nostre soing, l'alanguissant et dissipant. L'application aux legieres choses nous retire des iustes: oh! que ces hommes superficiels prennent une route facile et plausible, au prix de la nostre ! ce sont umbrages Si furtiva dedit nigra munuscula nocte', dequoy nous nous plastrons et entrepayons; mais que vous en investissez incontinent l'interest, nous n'en payons pas, ains' en rechargeons nosfroideur, et une auctorité maritale ? C'est une tre debte envers ce grand iuge, qui trousse nos convention libre que ne vous y prenez vous panneaux et haillons d'autour nos parties honteucomme vous les y voulez tenir ? il n'y a point de ses, et ne se feinct point à nous veoir par tout, iusques à nos intimes et plus secrettes ordures: utile prescription sur les choses volontaires. C'est condecence de nostre virginale pudeur, si elle luy tre la forme, mais il est vray pourtant, que i'ay en mon temps conduict ce marché, selon que sa pouvoit interdire cette descouverte. Enfin, qui desniaiseroit l'homme d'une si scrupuleuse supers- nature peult souffrir, aussi conscientieusement tition verbale, n'apporteroit pas grande perte au qu'aultre marché, et avecques quelque air de iusmonde. Nostre vie est partie en folie, partie en tice; et que ie ne leur ay tesmoigné de mon affection que ce que i'en sentoy; et leur en ay reprudence qui n'en escrit que revereement et regulierement, il en laisse en arriere plus de la presenté naïfvement la decadence, la vigueur et moitié. Ie ne m'excuse pas envers moy; et si ie la naissance, les accez et les remises: on n'y va le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses que pas tousiours un train. I'ay esté si espargnant à ie m'excuseroy, que d'aultre mienne faulte: ie promettre, que ie pense avoir plus tenu que prom'excuse à certaines humeurs que l'estime plus mis ny deu: elles y ont trouvé de la fidelité, iusfortes en nombre que celles qui sont de mon costé. ques au service de leur inconstance ; ie dis inconsEn leur consideration, ie diray encores cecy (car tance advouee, et par fois multipliee. Ie n'ay ie desire de contenter chascun; chose pourtant iamais rompu avecques elles tant que i'y tenoy, tres difficile, esse unum hominem accommodane feust que par le bout d'un filet; et quelques tum ad tantam morum ac sermonum et volunoccasions qu'elles m'en ayent donné, n'ay iamais tatum varietatem 2), Qu'ils n'ont 3 à se prendre rompu iusques au mespris et à la haine : car telles proprement à moy de ce que ie fois dire aux auc- privautez, lors mesme qu'on les acquiert par les toritez receues et approuvees de plusieurs siecles; plus honteuses conventions, encores m'obligent et Que ce n'est pas raison qu'à faulte de elles à quelque bienvueillance. De cholere et d'imrhythme ils me refusent la dispense que mesme patience un peu indiscrette, sur le poinct de leurs des hommes ecclesiastiques, des nostres, et des ruses et desfuittes, et de nos contestations, ie plus crestez1, iouïssent en ce siecle; en voycy leur en ay faict veoir par fois; car ie suis, de ma

deux :

3

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complexion, subiect à des esmotions brusques qui nuisent souvent à mes marchez, quoy qu'elles soient legieres et courtes. Si elles ont voulu es

sayer la liberté de mon iugement, ie ne me suis pas feinct à leur donner des advis paternels et mordants, et à les pincer où il leur cuisoit. Si ie leur ay laissé à se plaindre de moy, c'est plustost d'y avoir trouvé un amour, au prix de l'usage moderne, sottement conscientieux : i'ay observé ma parole ez choses dequoy on m'eust ayseement dispensé; elles se rendoient lors par fois avec reputation, et soubs des capitulations qu'elles souf

Si, durant une nuit obscure, elle vous a accordé furtivement quelques faveurs. CATULLE, Carm. LXVII, 145. 2 Défaites, réponses évasives, faux-fuyants. J. V. L.

I

froient ayseement estre faulsees par le vainqueur: | l'ay faict caler soubs l'interest de leur honneur, le plaisir en son plus grand effort, plus d'une fois; et où la raison me pressoit, les ay armees contre moy si qu'elles se conduisoient plus seurement et severement par mes reigles, quand elles s'y estoient franchement remises, qu'elles n'eussent faict par les leurs propres. l'ay, autant que i'ay peu, chargé sur moy seul le hazard de nos assignations, pour les en descharger; et ay dressé nos parties tousiours par le plus aspre et inopiné, pour estre moins en souspeçon, et en oultre, par mon advis, plus accessible: ils sont ouverts principalement par les endroicts qu'ils tiennent de soy couverts; les choses moins craintes sont moins deffendues et observees; on peult oser plus ayseement ce que personne ne pense que vous oserez, qui devient facile par sa difficulté. Iamais homme n'eut ses approches plus impertinemment genitales'. Cette voye d'aymer est plus selon la discipline; mais combien elle est ridicule à nos gents, et peu effectuelle, qui le sçait mieulx que moy? si ne m'en viendra point le repentir ie n'y ay plus que perdre;

Me tabula sacer

Votiva paries indicat uvida Suspendisse potenti Vestimenta maris deo 3:

il est à cette heure temps d'en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un aultre ie diroy, à l'adventure: « Mon amy, tu resves; l'amour, de ton temps, a peu de commerce avecques la foy et la preud'hommie :

Hæc si tu postules Ratione certa facere, nihilo plus agas, Quam si des operam, ut cum ratione insanias 4: » aussi, au rebours, si c'estoit à moy de recommencer, ce seroit certes le mesme train, et par mesme progrez, pour infructueux qu'il me peust estre; l'insuffisance et la sottise est louable en une action meslouable: autant que ie m'esloingne de leur humeur en cela, ie m'approche de la mienne. Au demourant, en ce marché, ie ne me laissoy pas tout

1 Céder, ployer. E. J.

Montaigne avait d'abord ajouté : Le desseing d'engendrer doibt estre purement legitime; mais cette addition lui a vraisemblablement paru inutile, et il l'a rayée sur son manuscrit. J'en tiens note, pour qu'on suive mieux la liaison de ses idées. N. 3 Le tableau sacré que j'ai suspendu dans le temple de Neptune, déclare à tout le monde que j'ai consacré à ce dieu mes habits tout mouillés encore de mon naufrage. HOR. Od. I, 5, 13.- Montaigne veut dire par là qu'après avoir été exposé par l'amour à bien des traverses, il s'est enfin débarrassé pour toujours de cette dangereuse passion. C.

4 Prétendre l'assujettir à des règles, c'est vouloir allier la folie avec la raison. TÉRENCE, Eunuch. act. I, sc. I, v. 16.

aller; ie m'y plaisoy, mais ie ne m'y oublioy pas: ie reservois en son entier ce peu de sens et de discretion que nature m'a donné, pour leur service et pour le mien; un peu d'esmotion, mais point de resverie. Ma conscience s'y engageoit aussi iusques à la desbauche et dissolution; mais iusques à l'ingratitude, trahison, malignité et cruauté, non. Ie n'achetoy pas le plaisir de ce vice à tout prix ; et me contentoy de son propre et simple coust: nullum intra se vitium est1. Ie hay quasi à pareille mesure une oysifveté croupie et endormie, comme un embesongnement espineux et penible; l'un me pince, l'aultre m'assoupit : i'ayme autant les bleceures comme les meurtrisseures, et les coups trenchants comme les coups orbes'. l'ay trouvé en ce marché, quand i'y estoy plus propre, une iuste moderation entre ces deux extremitez. L'amour est une agitation esveillee, vifve et gaye; ie n'en estoy ny troublé, ny affligé, mais i'en estois eschauffé, et encores alteré : il s'en fault arrester là; elle n'est nuisible qu'aux fols. Un ieune homme demandoit au philosophe Panetius, s'il sieroit bien au sage d'estre amoureux : «Laissons là le sage, respondit il3; mais toy et moy, qui ne le sommes pas, ne nous engageons point en chose si esmeue et violente, qui nous esclave à aultruy, et nous rende contemptibles à nous. » Il disoit vray, qu'il ne fault pas fier chose de soy si precipiteuse à une ame qui n'aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabbattre par effect la parole d'Agesilaüs 4, « que la prudence et l'amour ne peuvent ensemble. » C'est une vaine occupation, il est vray, messeante, honteuse et illegitime; mais à la conduire en cette façon, ie l'estime salubre, propre à desgourdir un esprit et un corps poisant; et comme medecin, ie l'ordon. nerois à un homme de ma forme et condition, autant volontiers qu'aulcune aultre recepte, pour l'esveiller et tenir en force bien avant dans les ans, et le dilayer 5 des prinses de la vieillesse. Pendant

1 Nul vice n'est renfermé en lui-même. SÉNÈQUE, Ep. 95. — Il y a, dans Sénèque, manet au lieu d'est. Cette sage réflexion, qui est de la dernière importance dans la morale, n'a pas échappé à la Fontaine. Voici comment il l'a mise en œuvre dans la fable des deux Chiens et de l'Ane mort, 1. VIII, fab. 25: Les vertus devraient être sœurs,

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que nous n'en sommes qu'aux fauxbourgs, que le pouls bat encores,

Dum nova canities, dum prima et recta senectus, Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo 1; nous avons besoing d'estre solicitez et chatouillez par quelque agitation mordicante, comme est cette cy. Veoyez combien elle a rendu de ieunesse, de vigueur et de gayeté au sage Anacreon et Socrates, plus vieil que ie ne suis, parlant d'un obiect amoureux : « M'estant, dict il2, appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans un livre, ie sentis, sans mentir, soubdain une picqueure dans l'espaule, comme de quelque morsure de beste: et feus plus de cinq iours depuis, qu'elle me fourmilloit ; et m'escoula dans le cœur une demangeaison continuelle. » Un attouchement, et fortuite, et par une espaule, alloit eschauffer et alterer une ame refroidie et enervee par l'aage, et la premiere de toutes les humaines en reformation! Pourquoy non dea3? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre ny sembler aultre chose. La philosophie n'estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit ioincte; et en presche la moderation, non la fuitte; l'effort de sa resistance s'employe contre les estrangieres et bastardes : elle dict que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l'esprit ; et nous advertit ingenieusement de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité 5; de ne vouloir farcir, au lieu de remplir, le ventre; d'eviter toute iouïssance qui nous met en disette, et toute viande et boisson qui nous altere et affame : comme au service de l'amour, elle nous ordonne de prendre un obiect qui satisface simplement au besoing du corps; qui n'esmeuve point l'ame, laquelle n'en doibt pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. Mais ay le pas raison d'estimer que ces preceptes, qui ont pourtant d'ailleurs, selon moy, un peu de rigueur, regardent un corps qui face son office; et qu'à un corps abbattu, comme un estomach prosterné, il lesse. On lit dans l'édition de 1588, fol. 391, et la retarder des prinses de la vieillesse. J. V. L.

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est excusable de le rechauffer et soustenir par art, et par l'entremise de la fantasie, luy faire revenir l'appetit et l'alaigresse, puis que de soy il l'a perdue?

Pouvons nous pas dire qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel, ny spirituel, et qu'iniurieusement nous desmembrons un homme tout vif; et qu'il semble y avoir raison que nous nous portions envers l'usage du plaisir aussi favorablement au moins que nous faisons envers la douleur? Elle2 estoit (pour exemple) vehemente iusques à la perfection, en l'ame des saincts, par la penitence; le corps y avoit naturellement part, par le droict de leur colligance 3, et si pouvoit avoir peu de part à la cause : si ne se sont ils pas contentez qu'il suyvist nuement, et assistast l'ame affligee; ils l'ont affligé luy mesme de peines atroces et propres, à fin qu'à l'envy l'un de l'aultre l'ame et le corps plongeassent l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire que plus aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est ce pas iniustice d'en refroidir l'ame, et dire qu'il l'y faille entraisner comme à quelque obligation et necessité contraincte et servile? C'est à elle plustost de les couver et fomenter, de s'y presenter et convier, la charge de regir luy appartenant: comme c'est aussi à mon advis à elle, aux plaisirs qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre 4 au corps tout le ressentiment que porte sa condition, et de s'estudier qu'il luy soient doulx et salutaires. Car c'est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l'esprit : mais pourquoy n'est ce pas aussi raison que l'esprit ne suyve pas les siens au dommage du corps?

Je n'ay point aultre passion qui me tienne en haleine: ce que l'avarice, l'ambition, les querelles, les procez, font à l'endroict des aultres qui, comme moy, n'ont point de vacation assignee, l'amour le feroit plus commodement; il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne; rasseureroit ma contenance, à ce que les

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