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biens? Ce que tu vouldras, pourveu que ce ne soit de tes secrets. » Ie veoy que chascun se mutine, si on luy cache le fond des affaires ausquels on l'employe, et si on luy en a desrobbé quelque arriere sens pour moy ie suis content qu'on ne m'en die non plus qu'on veult que i'en mette en besongne; et ne desire pas que ma science oultrepasse et contraigne ma parole. Si ie dois servir d'instrument de tromperie, que ce soit au moins saufve ma conscience; ie ne veulx estre tenu serviteur ny si affectionné, ny si loyal, qu'on me treuve bon à trahir personne : qui est infidele à soy mesme, l'est excusablement à son maistre. Mais ce sont princes, qui n'acceptent pas les hommes à moitié, et mesprisent les services limitez et conditionnez : il n'y a remede : ie leur dis franchement mes bornes; car esclave, ie ne le dois estre que de la raison, encores n'en puis ie bien venir à bout. Et eulx aussi ont tort d'exiger d'un homme libre telle subiection à leur service et telle obligation, que de celuy qu'ils ont faict et achepté, ou duquel la fortune tient particulierement et expressement à la leur. Les loix m'ont osté de grand' peine; elles m'ont choisy party, et donné un maistre : toute aultre superiorité et obligation doibt estre relatifve à celle là, et retrenchee. Si n'est ce pas à dire, quand mon affection me porteroit aultrement, qu'incontinent i'y portasse la main : la volonté et les desirs se font loy eulx mesmes; les actions ont à la recevoir de l'ordonnance publicque.

Tout ce mien proceder est un peu bien dissonant à nos formes; ce ne seroit pas pour produire grands effects, ny pour y durer : l'innocence mesme ne sçauroit, à cette heure, ny negocier entre nous sans dissimulation, ny marchander sans menterie; aussi ne sont aulcunement de mon gibbier les occupations publicques ; ce que ma profession en requiert, ie l'y fournis en la forme que ie puis la plus privee. Enfant, on n'y plongea iusques aux aureilles, et il succedoit : si m'en desprins ie de belle heure. l'ay souvent depuis evité de m'en mesler, rarement accepté, iamais requis; tenant le dos tourné à l'ambition, mais sinon comme les tireurs d'aviron, qui s'advancent ainsin à reculons, tellement toutesfois que, de ne m'y estre point embarqué, i'en suis moins obligé à ma resolution qu'à ma bonne fortune: car il y a des voyes moins ennemies de mon goust, et plus conformes à ma portee, par lesquelles si elle m'eust appellé aultrefois au service publicque et à mon advancement vers le credit du monde, ie sçay que i'eusse passé par dessus la raison de mes discours

pour la suyvre. Ceulx qui disent communement, contre ma profession, que ce que i'appelle franchise, simplesse et naïfveté en mes mœurs, c'est art et finesse, et plustost prudence que bonté, industrie que nature, bon sens que bonheur, me font plus d'honneur qu'ils ne m'en ostent : mais, certes, ils font ma finesse trop fine; et qui m'aura suyvy et espié de prez, ie luy donray gaigné, s'il ne confesse qu'il n'y a point de reigle en leur eschole qui sceust rapporter ce naturel mouvement, et maintenir une apparence de liberté et de licence, si pareille et inflexible, parmy des routes si tortues et diverses, et que toute leur attention et engein ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est une et simple; celle du proufit particulier, et de la commodité des affaires qu'on a en charge, double, ineguale et fortuite. l'ay veu souvent en usage ces libertez contrefaictes et artificielles, mais le plus souvent sans succez : elles sentent volontiers leur asne d'Aesope', lequel, par emulation du chien, veint à se iecter tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre; mais autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre asne en receut deux fois autant de bastonades: id maxime quemque decet, quod est cuiusque suum maxime. Ie ne veulx pas priver la tromperie de son reng; ce seroit mal entendre le monde : ie sçay qu'elle a servy souvent proufitablement, et qu'elle maintient et nourrit la pluspart des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes; comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables, illegitimes.

La iustice en soy, naturelle et universelle, est aultrement reiglee, et plus noblement, que n'est cette aultre iustice speciale, nationale, contraincte au besoing de nos polices: veri iuris germanœque iustitiæ solidam et expressam effigiem nullam tenemus; umbra et imaginibus utimur3; si que le sage Dandamis1 oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les iugea grands personnages en toute aultre chose, mais trop asservis à la reverence des loix; pour lesquelles auctoriser et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle; et non seulement par leur permission plusieurs actions

1 Fable imitée par la Fontaine, IV, 5. J. V. L.

2 Ce qui est le plus naturel à chacun, c'est ce qui lui sied le mieux. CIC. de Offic. 1, 31.

3 Nous n'avons point de modèle solide et positif d'un véri

table droit et d'une justice parfaite; nous n'en avons qu'une ombre, qu'une image. Cic. de Offic. III, 17.

4 C'était un sage indien, qui vivait du temps d'Alexandre. Voy. PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, c. 20; et STRABON (liv. XV), qui l'appelle Mandanis. C.

vicieuses ont lieu, mais encores à leur suasion: ex senatusconsultis plebisque scilis scelera exercentur. le suy le langage commun, qui faict difference entre les choses utiles et les honnestes, si que, d'aulcunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales.

Mais continuons nostre exemple de la trahison. Deux pretendants au royaume de Thrace' estoient tumbez en debat de leurs droicts; l'empereur les empescha de venir aux armes : mais l'un d'eulx, soubs couleur de conduire un accord amiable par leur entrevue, ayant assigné son compaignon pour le festoyer en sa maison, le feit emprisonner et tuer. La iustice requeroit que les Romains eussent raison de ce forfaict; la difficulté en empeschoit les voyes ordinaires : ce qu'ils ne peurent legitimement sans guerre et sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison; ce qu'ils ne peurent honnestement, ils le feirent utilement: à quoy se trouva propre un Pomponius Flaccus. Cettuy cy, soubs feinctes paroles et asseurances, ayant attiré cet homme dans ses rets, au lieu de l'honneur et faveur qu'il luy promettoit, l'envoya pieds et poings liez à Rome. Un traistre y trahit l'aultre, contre l'usage commun; car ils sont pleins de desfiance, et est malaysé de les surprendre par leur art: tesmoing la poisante experience que nous venons d'eu sentir3.

Sera Pomponius Flaccus qui vouldra, et en est assez qui le vouldront: quant à moy, et ma parole et ma foy sont, comme le demourant, pieces de ce commun corps; leur meilleur effect, c'est le service publicque; ie tiens cela pour presupposé. Mais, comme si on me commandoit que ie prinsse la charge du palais et des plaids, ie respondroy, «<le n'y entens rien; » ou la charge de conducteur de pionniers, ie diroy, « le suis appellé à un roolle plus digne : » de mesme, qui me vouldroit employer à mentir, à trahir, et à me pariurer, pour quelque service notable, non que d'assassiner ou empoisonner, ie diroy, « Si i'ay

Il est des crimes autorisés par les sénatus-consultes et les plébiscites. SÉNÈQUE, Epist. 95.

2 Rhescuporis et Cotys; le premier, frère de Rhémétalcès, dernier roi des Thraces; et le second, son fils. Ce fut Tibère qui les empescha de venir aux armes. TACITE, Annal. II, 65. C.

3 Montaigne fait allusion à quelque trait de perfidie qui date de l'époque même où il écrivait. Mais dans ce temps de corruption et de troubles, il y eut tant de traits de ce genre, qu'on ne peut deviner duquel il veut parler. Ne voulait-il pas indiquer ici la feinte réconciliation qui eut lieu, en 1588 (l'année même où il faisait imprimer à Paris le troisième livre des Essais), entre Catherine de Médicis, et Henri, duc de Guise, qui se trompaient l'un l'autre? A. D.

volé ou desrobbé quelqu'un, envoyez moy plustost en gallere. » Car il est loisible à un homme d'honneur de parler ainsi que feirent les Lacedemoniens', ayants esté desfaicts par Antipater, sur le poinct de leurs accords : « Vous nous pouvez commander des charges poisantes et dommageables, autant qu'il vous plaira; mais de honteuses et deshonnestes, vous perdrez votre temps de nous en commander. » Chascun doibt avoir iuré à soy mesme ce que les roys d'Aegypte faisoient solennellement iurer à leurs iuges 2, « qu'ils ne se desvoyeroient de leur conscience, pour quelque commandement qu'eulx mesmes leur en feissent. » A telles commissions, il y a note evidente d'ignominie et de condemnation : et qui vous la donne, vous accuse; et vous la donne, si vous l'entendez bien, en charge et en peine. Autant que les affaires publicques s'amendent de vostre exploict, autant s'en empirent les vostres ; vous y faictes d'autant pis, que mieulx vous y faictes: et ne sera pas nouveau, ny à l'adventure sans quelque air de iustice, que celuy mesme vous ruyne, qui vous aura mis en besongne.

Si la trahison peult estre en quelque cas excusable; lors seulement elle l'est, qu'elle s'employe à chastier et trahir la trahison. Il se treuve assez de perfidies, non seulement refusees, mais punies par ceulx en faveur desquels elles avoient esté entreprinses. Qui ne sçait la sentence de Fabricius à l'encontre du medecin de Pyrrhus?

Mais cecy encores se treuve, que tel l'a commandee, qui, aprez, l'a vengee rigoreusement sur celuy qu'il y avoit employé ; refusant un credit et pouvoir si effrené, et desadvouant un servage et une obeïssance si abbandonnee et si lasche. Iaropelc3, duc de Russie, practiqua un gentilhomme de Hongrie pour trahir le roy de Poloigne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy cy s'y porta en galant homme 4, s'addonna plus que devant au service de ce roy, obteint d'estre de son conseil et de ses plus feaulx. Avecques ces advantages, et choisissant à poinct l'opportunité de l'absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité, qui feut entierement saccagee et arse par eulx,

1 PLUTARQUE, Différence entre le flatteur et l'ami, c. 21. C 2 ID. Apophthegmes des rois, vers le commencement. C. 3 Voyez MARTIN CROMER, de Rebus Polon. 1. V, p. 131, 132 edit. Basil. 1555. C.

4 En habile homme. - Galant homme, scitus homo, homme adroit, habile. NICOT. Il se prend ici dans le même sens. C. 5 Vislicza, ville de la haute Pologne, dans le palatinat de Sandomir, appelée en latin Vislicia. E. J.

avec occision totale, non seulement des habitants | de ses mains fouillant et arrachant son cœur, le d'icelle de tout sexe et aage, mais de grand nom- iecta à manger aux chiens. Et à ceulx mesmes qui bre de noblesse de là autour, qu'il y avoit assem- ne valent rien, il est si doulx, ayant tiré l'usage blé à ces fins. Iaropelc, assouvy de sa vengeance d'une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre et de son courroux, qui pourtant n'estoit pas sans en toute seureté quelque traict de bonté et de tiltre (car Boleslaus l'avoit fort offensé, et en pa- iustice, comme par compensation et correction reille conduicte), et saoul du fruict de cette tra- conscientieuse'; ioinct qu'ils regardent les mihison, venant à en considerer la laideur nue et nistres de tels horribles malefices comme gents seule, et la regarder d'une veue saine et non plus qui les leur reprochent, et cherchent, par leur troublee par sa passion, la print à un tel remors mort, d'estouffer la cognoissance et tesmoignage et contrecœur, qu'il en feit crever les yeulx, et de telles menees. coupper la langue et les parties honteuses à son executeur.

:

Antigonus' persuada les soldats Argyraspides de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son adversaire mais l'eut il faict tuer aprez qu'ils le luy eurent livré, il desira luy mesme estre commissaire de la iustice divine, pour le chastiement d'un forfaict si detestable; et les consigna entre les mains du gouverneur de la province, luy donnant tres exprez commandement de les perdre et mettre à male fin, en quelque maniere que ce feust; tellement que, de ce grand nombre qu'ils estoient, aulcun ne veid oncques puis l'air de Macedoine : mieulx il en avoit esté servy, d'autant | le iugea il avoir esté plus meschamment et punissablement.

L'esclave' qui trahit la cachette de P. Sulpitius, son maistre, feut mis en liberté, suyvant la promesse de la proscription de Sylla; mais suyvant la promesse de la raison publicque, tout libre, il fut precipité du roc Tarpeïen.

Et nostre roy Clovis, au lieu des armes d'or qu'il leur avoit promis, feit pendre les trois serviteurs de Canacre3, aprez qu'iis luy eurent trahy leur maistre, à quoy il les avoit practiquez.

Ils les font pendre avecques la bourse de leur payement au col: ayants satisfaict à leur seconde foy et speciale, ils satisfont à la generale et pre

miere.

Mahumet second se voulant desfaire de son frere, pour la ialousie de la domination, suyvant le style de leur race, y employa l'un de ses officiers, qui le suffoqua, l'engorgeant de quantité d'eau prinse trop à coup : cela faict, il livra, pour l'expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé, car ils n'estoient freres que de pere: elle, en sa presence, ouvrit à ce meurtrier l'estomach; et tout chauldement,

' PLUTARQUE, Vie d'Eumène, c. 9, à la fin. C.

2 VALÈRE MAXIME, VI, 5, 7. C

3 Peut-être Cararic. Voyez GRÉGOIRE DE TOURS, II, 41. J. V. L.

Or si par fortune on vous en recompense, pour ne frustrer la necessité publicque de cet extreme et desesperé remede, celuy qui le faict ne laisse pas de vous tenir, s'il ne l'est luy mesme, pour un homme mauldict et exsecrable, et vous tient plus traistre que ne faict celuy contre qui vous l'estes; car il touche la malignité de vostre courage, par vos mains, sans desadveu, sans obiect : mais il vous employe, tout ainsi qu'on faict les hommes perdus, aux executions de la haulte iustice, charge autant utile comme elle est peu honneste. Oultre la vileté de telles commissions, il y a de lą prostitution de conscience. La fille à Seianus ne pouvant estre punie à mort, en certaine forme de iugement à Rome, d'autant qu'elle estoit vierge, feut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau, avant qu'il l'estranglast: non sa main seulement, mais son ame est esclave à la commodité publicque.

Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subiects qui avoient donné support à la parricide rebellion de son fils contre luy, ordonna que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution, ie treuve tres honneste à aulcuns d'iceulx d'avoir choisy plustost d'estre iniustement tenus coulpables du parricide d'un aultre, que de servir la iustice, de leur propre parricide: et où, en quelques bicoques forcees de mon temps, i'ay veu des coquins, pour guarantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, ie les ay tenus de pire condition que les pendus. On dict3 que Witolde, prince de Lithuanie, introduisit en cette nation, que le criminel condemné à mort eust luy mesme de sa main à se desfaire; trouvant estrange qu'un tiers, in

C'est précisément ce que fit le fameux duc de Valentinois, César Borgia, à l'égard de Remiro d'Orco, comme on peut le voir dans le chapitre 7 du Prince de Machiavel: le fait est curieux et d'une atrocité rare. N.

2 Quia triumvirali supplicio affici virginem inauditum habebatur, a carnifice, laqueum juxta, compressăm. TACITE, Annal. V, 9. C.

3 CROMER, de Rebus Polon. lib. XVI, p. 384. C.

LIVRE III, CHAPITRE I.

nocent de la faulte, feust employé et chargé d'un homicide.

Le prince, quand une urgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident du besoing de son estat, luy faict gauchir sa parole et sa foy, ou aultrement le iecte hors de son debvoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité à un car il de la verge divine: vice n'est ce pas, coup a quitté sa raison à une plus universelle et puissante raison; mais, certes, c'est malheur : de maniere qu'à quelqu'un qui me demandoit, « Quel Nul remede, feis ie, s'il feut veritaremede? blement gehenné entre ces deux extremes; sed videat, ne quæratur latebra periurio: il le falloit faire; mais s'il le feit sans regret, s'il ne luy | de le faire, c'est signe que sa conscience est greva en mauvais termes. » Quand il s'en trouveroit quelqu'un de si tendre conscience, à qui nulle guari- | son ne semblast digne d'un si poisant remede, ie ne l'en estimeroy pas moins : il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouvons pas tout: ainsi comme ainsi nous fault il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduicte du ciel. A quelle plus iuste necessité se reserve il? que luy est il moins possible à faire, que ce qu'il ne peult faire qu'aux despens de sa foy et de son honneur? choses qui, à l'adventure, luy les doibvent estre plus cheres que son propre salut, ouy, et que le salut de son peuple. Quand, bras croisez, il appellera Dieu simplement à son ayde, n'aura il pas à esperer que la divine bonté n'est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et iuste? Ce sont dangereux exemples, rares et maladifves exceptions à nos reigles naturelles; il y fault ceder, mais avecques grande moderation et circonspection: aulcune utilité privee n'est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre conscience; la publicque, bien, lors qu'elle est tres apparente et tres importante.

Timoleon se guarantit à propos de l'estrangeté de son exploict, par les larmes qu'il rendit, se souvenant que c'estoit d'une main fraternelle qu'il avoit tué le tyran; et cela pincea iustement sa conscience, qu'il eust esté necessité d'achepter l'utilité publicque à tel prix de l'honnesteté de ses mœurs. Le senat mesme, delivré de servitude par son moyen, n'osa rondement decider d'un si hault faict, et deschiré en deux si poisants et con

• Tourmenté, pressé, serré. E. J.

2 Mais qu'il se garde bien de chercher un prétexte pour couvrir son parjure. Cic. de Offic. III, 28

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traires visages; mais les Syracusains ayants tout
à poinct, à l'heure mesme1, envoyé requerir les
Corinthiens de leur protection, et d'un chef di-
et nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux qui
gne de restablir leur ville en sa premiere dignité,
l'oppressoient, il y deputa Timoleon, avecques
cette nouvelle desfaicte et declaration : « Que,
selon ce qu'il se porteroit bien ou mal en sa charge,
teur de son païs, ou à la desfaveur du meurtrier
leur arrest prendroit party, à la faveur du libera-
sur le dangier de l'exemple et im-
que excuse,
de son frere. >> Cette fantastique conclusion a quel-
portance d'un faict si divers2; et feirent bien d'en
descharger leur iugement, ou de l'appuyer ail-
leurs et en des considerations tierces. Or les de-
portements de Timoleon en ce voyage rendirent
bientost sa cause plus claire, tant il s'y porta di-
gnement et vertueusement, en toutes façons : et le
bonheur qui l'accompaigna aux aspretez qu'il eut
estre envoyé par les dieux conspirants et favo-
à vaincre en cette noble besongne, sembla luy
rables à sa iustification.

La fin de cettuy cy est excusable, si aulcune
le pouvoit estre : mais le proufit de l'augmenta-
tion du revenu publicque, qui servit de pretexte
au senat romain à cette orde3 conclusion que ie
m'en vois reciter, n'est pas assez fort pour met-
tre à guarant une telle iniustice. Certaines citez
s'estoient racheptees à prix d'argent, et remises
en liberté, avecques l'ordonnance et permission
du senat,
des mains de L. Sylla: la chose estant
tumbee en nouveau iugement, le senat les con-
demna à estre taillables comme auparavant,
que l'argent qu'elles avoient employé pour se
guerres civiles produisent souvent ces vilains
rachepter demeureroit perdu pour elles 4. Les
exemples: Que nous punissons les privez, de ce
qu'ils nous ont creu, quand nous estions aultres;
et un mesme magistrat faict porter la peine de
son changement à qui n'en peult mais; le maistre
fouette son disciple de docilité, et la guide son.
aveugle : horrible image de iustice!

5

et

Il y a des reigles en la philosophie et faulses et molles. L'exemple qu'on nous propose, pour

I DIODORE DE SICILE, XVI, 65. Plutarque ne dit pas que ce fut tout à poinct, à l'heure mesme, mais vingt ans après, Vie de Timoleon, c. 3 de la traduction d'Amyot. Le récit abrégé de Cornélius Népos (Timol. c. I) n'éclaircit pas beaucoup la question. J. V. L.

2 Si étrange, si singulier. C.

3 Ord et sale, termes synonymes. NICOT. - D'ord, dont on ne se sert plus aujourd'hui, est venu ordure, qui est encore en usage. C.

4 CICERON, de Offic. III, 22. C.

5 Le guide. E. J.

:

faire prevaloir l'utilité privee à la foy donnee, ne d'une si extreme doulceur et debonnaireté de receoit pas assez de poids par la circonstance complexion? Horrible de fer et de sang, il va fraqu'ils y meslent Des voleurs vous ont prins, cassant et rompant une nation invincible contre ils vous ont remis en liberté, ayants tiré de vous tout aultre que contre luy seul; et gauchit au serment du payement de certaine somme. On a milieu d'une telle meslee, au rencontre de son tort de dire qu'un homme de bien sera quitte de sa hoste et de son amy 1. Vrayement celuy là propre foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il ment commandoit bien à la guerre, qui luy fain'en est rien : ce que la crainte m'a faict une fois soit souffrir le mors de la benignité, sur le poinct vouloir, ie suis tenu de le vouloir encores, sans de sa plus forte chaleur, ainsin enflammee qu'elle crainte; et quand elle n'aura forcé que ma lan- estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurgue sans la volonté, encores suis ie tenu de faire tre. C'est miracle de pouvoir mesler à telles acla maille bonne de ma parole. Pour moy, quand tions quelque image de iustice; mais il n'apparpar fois elle a inconsidereement devancé ma pen- tient qu'à la roideur d'Epaminondas d'y pouvoir see, i'ay faict conscience de la desadvouer pour- mesler la doulceur et la facilité des mœurs les tant aultrement, de degré en degré, nous vien- plus molles, et la pure innocence : et où l'un 2 dit drons à abolir tout le droict qu'un tiers prend de aux Mamertins, « que les statuts n'avoient point nos promesses et serments. Quasi vero forti viro de mise envers les hommes armez; » l'aultre3, vis possit adhiberi 3. En cecy seulement a loyau tribun du peuple, « que le temps de la iusl'interest privé de nous excuser de faillir à nostre tice et de la guerre estoient deux, » le tiers 4, promesse, si nous avons promis chose meschante que le bruict des armes l'empeschoit d'entendre et inique de soy; car le droict de la vertu doibt la voix des loix, » cettuy cy n'estoit pas seuleprevaloir le droict de nostre obligation. ment empesché d'entendre celle de la civilité et pure courtoisie. Avoit il pas emprunté de ses ennemis 5 l'usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper, par leur doulceur et gayeté, cette furie et aspreté martiale? Ne craignons point, aprez un si grand precepteur, d'estimer qu'il y a quelque chose illicite contre les ennemis mesmes; que l'interest commun ne doibt pas tout requerir de touts, contre l'interest privé; manente memoria, etiam in dissidio publicorum fœderum, privati iuris 6;

l'ay aultrefois logé Epaminondas au premier reng des hommes excellents 4, et ne m'en desdis pas. Iusques où montoit il la consideration de son particulier debvoir? qui ne tua iamais homme qu'il eust vaincu; qui pour ce bien inestimable de rendre la liberté à son pays, faisoit conscience de tuer un tyran, ou ses complices, sans les formes de la justice 5; et qui iugeoit meschant homme, quelque bon citoyen qu'il feust, celuy qui entre les ennemis et en la battaille, n'espargnoit son amy et son hoste. Voylà une ame riche de composition! il marioit aux plus rudes et violentes actions humaines la bonté et l'humanité, voire mesme la plus delicate qui se treuve en l'eschole de la philosophie. Ce courage si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, estoit ce nature ou art qui l'eust attendry iusques au poinct

La décision de Montaigne sur ce cas de conscience est plus sevère que celle de Cicéron, que l'on n'a jamais cependant accusé de relachement dans sa morale. « Un pirate, dit-il (de Offic. III, 29), n'est pas pour vous un ennemi légitime, un ennemi pour lequel on reconnaisse un droit des gens; c'est l'ennemi de toutes les nations. Il ne peut y avoir entre vous et lui ni foi ni serments. » Il avait déjà dit dans le même ouvrage, I, 10: « Qui ne sent qu'on n'est pas obligé de tenir les promesses arrachées par la crainte, ou surprises par la fraude?» J. V. L.

2 De tenir fermement ma parole. C.

3 Comme si la violence pouvait rien sur un homme de cœur. CIC. de Offic. III, 30. -- Mais Cicéron parle ici de Régulus, c'est-à-dire, de la conduite d'un ennemi à l'égard d'un ennemi égitime, «< envers lequel le droit fécial et tous les autres devaient être respectés. » J. V. L.

4 Livre II, c. 36.

5 PLUTARQUE, De l'esprit familier de Socrate, c. 4 et 24. C.

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Et nulla potentia vires

Præstandi, ne quid peccet amicus, habet7; et que toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien, pour le service de son roy, ny de la cause generale et des lois; non enim patria præstat omnibus officiis..... et ipsi conducit pios habere cives in parentes 8. C'est une instruction

1 PLUTARQUE, De l'esprit familier de Socrate, c. 17. L'expression, si énergique et si neuve, appartient à Montaigne. J. V. L.

2 Pompée. Voyez sa Vie dans PLUTARQUE, c. 3. C.

3 César, dans sa Vie par PLUTARQUE, c. II. C.

4 Marius, dans sa Vie par PLUTARQUE, c. 10. C.

5 Des Lacédémoniens, cette nation invincible contre tout autre que contre le seul Épaminondas. C.

6 Le souvenir du droit particulier subsistant même au mi

lieu des dissensions publiques. TITE-LIVE, XXV, 18.

7 Nulle puissance ne peut autoriser l'infraction des droits de l'amitié. OVIDE, de Ponto, I, 7, 37.

8 Car la patrie ne l'emporte pas sur tous les devoirs; et il lui importe à elle-même d'avoir des citoyens qui soient pieux envers leurs parents. Cic. de Offic. III, 23.-La première de ces deux phrases est interrogative dans Cicéron, et la réponse est loin d'être aussi décisive qu'on pourrait le croire l'après la citation. J. V. L.

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