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dangereux, il nous va bien mal; car il est fort mal aysé qu'il n'y retumbe souvent. Il a besoing de trop de pieces, considerations et circonstances, pour affuster 1 iustement son desseing: il fault qu'il cognoisse la complexion du malade, sa temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements mesmes, et ses imaginations; il fault qu'il se responde des circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l'air et du temps, assiette des planetes et leurs influences; qu'il scache, en la maladie, les causes, les signes, les affections, les iours critiques; en la drogue, le poids, la force, le païs, la figure, l'aage, la dispensation; et fault que toutes ces pieces il les scache proportionner et rapporter l'une à l'aultre, pour en engendrer une parfaicte symmetrie: à quoy s'il fault' tant soit peu, si de tant de ressorts il y en a un tout seul qui tire à gauche, en voylà assez pour nous perdre. Dieu sçait de quelle difficulté est la cognoissance de la pluspart de ces parties: car, pour exemple, comment trouvera il le signe propre de la maladie, chascune estant capable d'un infiny nombre de signes? Combien ont ils de debats entre eulx et de doubtes sur l'interpretation des urines! Aultrement d'où viendroit cette altercation continuelle que nous veoyons entre eulx sur la cognoissance du mal? comment excuserions nous cette faulte, où ils tumbent si souvent, de prendre martre pour renard? Aux maulx que i'ay eu, pour peu qu'il y eust de difficulté, ie n'en ay iamais trouvé trois d'accord ie remarque plus volontiers les exemples qui me touchent. Dernierement, à Paris, un gentilhomme feut taillé par l'ordonnance des medecins, auquel on ne trouva de pierre non plus à la vessie qu'à la main : et là mesme, un evesque qui m'estoit fort amy, avoit esté instamment solicité, par la pluspart des medecins qu'il appelloit à son conseil, de se faire tailler; i'aydoy moy mesme, soubs la foy d'aultruy, à le luy suader 3: quand il feut trespassé, et qu'il feut ouvert, on trouva qu'il n'avoit mal qu'aux reins. Ils sont moins excusables en cette maladie, d'autant qu'elle est aulcunement palpable. C'est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine, parce qu'elle veoid et manie ce qu'elle faict; il y a moins à coniecturer et à deviner: là où les medecins n'ont point de speculum ma

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Affûter, ajuster, disposer. J. V. L.

2 S'il se méprend, s'il manque. E. J.

3 Persuader, comme il y a dans l'édition de 1588, fol. 336. Les faits cités ici par Montaigne se sont passés probablement à Paris en 1587 ou 88, pendant le séjour qu'il y fit pour donner cette édition, qu'il revit et corrigea lui-même. J. V. L.

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tricis qui leur descouvre nostre cerveau, nostre poulmon et nostre foye.

Les promesses mesmes de la medecine sont incroyables: car ayant à prouveoir à divers accidents, et contraires, qui nous pressent souvent ensemble, et qui ont une relation quasi necessaire, comme la chaleur du foye et froideur de l'estomach, ils nous vont persuadant que, de leurs ingredients, cettuy cy eschauffera l'estomach, cet aultre refreschira le foye; l'un a sa charge d'aller droict aux reins, voire iusques à la vessie, sans estaler ailleurs ses operations, et conservant ses forces et sa vertu, en ce long chemin et plein de destourbiers, iusques au lieu au service duquel il est destiné, par sa proprieté occulte; l'aultre asseichera le cerveau; celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas ayant faict une mixtion de bruvage, n'est ce pas quelque espece de resverie d'esperer que ces vertus s'aillent divisant et triant de cette confusion et meslange, pour courir à charges si diverses? Ie craindrois infiniement qu'elles perdissent ou eschangeassent leurs etiquettes, et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer qu'en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent et alterent l'une l'aultre? Quoy, que l'execution de cette ordonnance depend d'un aultre officier, à la foy et mercy duquel nous abbandonnons, encores un coup, nostre vie?

Comme nous avons des pourpoinctiers', des chaussetiers pour nous vestir; et en sommes d'autant mieulx servis, que chascun ne se mesle que de son subiect, et a sa science plus restreincte et plus courte que n'a un tailleur qui embrasse tout; et comme à nous nourrir, les grands, pour plus de commodité, ont des offices distinguez de po tagers et de rostisseurs, dequoy un cuisinier, qui prend la charge universelle, ne peult si exquisement venir à bout: de mesme, à nous guarir, les Aegyptiens avoient raison de reiecter ce general mestier de medecin, et descoupper cette profession; à chasque maladie, à chasque partie du corps, son œuvrier: car cette partie en estoit bien plus proprement et moins confusement traictee, de ce qu'on ne regardoit qu'à elle specialement. Les nostres ne s'advisent pas, que qui pourveoid à tout, ne pourveoid à rien; que la totale police de ce petit monde leur est indigestible. Ce pendant qu'ils craignent d'arrester le cours d'un dysenterique,

I Des tailleurs pourpointiers, ceux qui ne faisaient que des pourpoints, que l'habillement du tronc du corps; à la différence des chaussetiers, qui faisaient les hauts-de-chausses et

les bas. A. D.

2 HÉRODOTE, II, 84. J. V. L.

pour ne luy causer la fiebvre, ils me tuerent un amy qui valoit mieulx que touts tant qu'ils sont1. Ils mettent leurs divinations au poids, à l'encontre des maulx presents; et pour ne guarir le cerveau au preiudice de l'estomach, offensent l'estomach et empirent le cerveau par ces drogues tumultuaires et dissentieuses 2.

Quant à la varieté et foiblesse des raisons de cette art, elle est plus apparente qu'en aulcune aultre art: Les choses aperitifves sont utiles à un homme choliqueux, d'autant qu'ouvrants les passages et les dilatants, elles acheminent cette matiere gluante de laquelle se bastit la grave3 et la pierre, et conduisent contrebas ce qui se commence à durcir et amasser aux reins : les choses aperitifves sont dangereuses à un homme choliqueux, d'autant qu'ouvrants les passages et les dilatants, elles acheminent vers les reins la matiere propre à bastir la grave, lesquels s'en saisissants volontiers pour cette propension qu'ils y ont, il est mal aysé qu'ils n'en arrestent beaucoup de ce qu'on y aura charrié; davantage, si de fortune il s'y rencontre quelque corps un peu plus grosset qu'il ne fault pour passer touts ces destroicts qui restent à franchir pour l'expeller au dehors, ce corps estant esbranlé par ces choses aperitifves, et iecté dans ces canaux estroicts, venant à les boucher, acheminera une certaine mort et tres douloureuse. Ils ont une pareille fermeté aux conseils qu'ils nous donnent de nostre regime de vivre : Il est bon de tumber souvent de l'eau ; car nous veoyons par experience, qu'en la laissant croupir, nous luy donnons loisir de se descharger de ses excrements et de sa lie, qui servira de matiere à bastir la pierre en la vessie : il est bon de ne tumber point souvent de l'eau; car les poisants excrements qu'elle traisne quand et elle, ne s'emporteront point s'il n'y a de la violence, comme on veoid, par experience, qu'un torrent qui roule avecques roideur balaye bien plus nettement le lieu où il passe, que ne faict le cours d'un ruisseau mol et lasche: Pareillement, il est bon d'avoir souvent affaire aux femmes; car cela ouvre les passages, et achemine la grave et le sable: il est bien aussi mauvais; car cela

* Sans doute il veut parler de son ami Estienne de la Boëtie, mort de la dyssenterie en 1563. Il est tout simple alors qu'il se rappelle cette perte avec tant d'amertume : les médecins doivent le lui pardonner. J. V. L.

Par ces drogues mélées confusément, et qui ont des qualités discordantes et contraires. E. J.

3 La gravelle, maladie des reins et de la vessie, causée par quelque gravier. E. J.

4 Tomber de l'eau, pour dire lácher de l'eau, uriner; expression gasconne, tout à fait barbare en français. C.

MONTAIGNE.

eschauffe les reins, les lasse et affoiblit: Il est bon de se baigner aux eaux chauldes, parce que cela relasche et amollit les lieux où se croupit le sable et la pierre : mauvais aussi est il, d'autant que cette application de chaleur externe ayde les reins à cuyre, durcir et petrifier la matiere qui y est disposee: A ceulx qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir, à fin que le bruvage des eaux qu'ils ont à prendre lendemain matin, face plus d'operation, rencontrant l'estomach vuide et non empesché : au rebours, il est meilleur de manger peu au disner, pour ne troubler l'operation de l'eau, qui n'est pas encores parfaicte, et ne charger l'estomach si soubdain aprez cet aultre travail, et pour laisser l'office de digerer à la nuict, qui le sçait mieulx faire que ne faict le iour, où le corps et l'esprit sont en perpetuel mouvement et action. Voylà comment ils vont battelant' et baguenaudant à nos despens en touts leurs discours; et ne me sçauroient fournir proposition, à laquelle ie n'en rebastisse une contraire de pareille force. Qu'on ne crie doncques plus aprez ceulx qui, en ce trouble, se laissent doulcement conduire à leur appetit et au conseil de nature, et se remettent à la fortune commune. -l'ay veu, par occasion de mes voyages, quasi touts les bains fameux de chrestienté'; et depuis quelques annees, ay commencé à m'en servir: car, en general, i'estime le baigner salubre, et croy que nous encourons non legieres incommoditez en nostre santé, pour avoir perdu cette coustume, qui estoit generalement observee au temps passé quasi en toutes les nations, et est encores en plusieurs, de se laver le corps touts les iours; et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup moins de tenir ainsi nos membres encroustez, et nos pores estoupez de crasse: et quant à leur boisson, la fortune a faict premierement qu'elle ne soit aulcunement ennemie de mon goust; secondement, elle est naturelle et simple, qui au moins n'est pas dangereuse si elle est vaine; dequoy ie prens pour respondant cette infinité de peuples de toutes sortes et complexions qui s'y assemble: et encores que ie n'y aye apperceu aulcun effect extraordinaire et mi

1 Faisant les bateleurs, se jouant et badinant. E. J.

2 Plombières, Bade en Suisse; Albano et san Pietro, auprès de Padoue; Battaglia, Lucques (Bagno della Villa), Pise Viterbe, etc. Il connaissait aussi les eaux des Pyrénées; et à Epernay, en 1580, le jésuite Maldonat lui avait fait la descrip tion des bains de Spa, où il venait d'accompagner M. de Nevers (Voyage, t. I, p. 9). On retrouve ici la substance des longues et minutieuses observations que Montaigne avait dictées ou écrites lui-même, en Lorraine, en Suisse et en Italie. J. V. L.

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| le bain; ainsin ont les Italiens leurs doccie', qui sont certaines gouttieres de cette eau chaulde, qu'ils conduisent par des cannes, et vont baignant une heure le matin, et autant l'aprez disnee, par l'espace d'un mois, ou la teste, ou l'estomach, ou aultre partie du corps à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies aultres differences de cous

il n'y a quasi aulcune ressemblance des unes aux aultres. Voylà comment cette partie de medecine, à laquelle seule ie me suis laissé aller, quoy qu'elle soit la moins artificielle, si a elle sa bonne part de la confusion et incertitude qui se veoid par tout ailleurs en cet art.

Les poëtes disent tout ce qu'ils veulent avecques plus d'emphase et de grace, tesmoing ces deux epigrammes,

Alcon hesterno signum Iovis attigit : ille,
Quamvis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie, iussus transferri ex æde vetusta,
Effertur, quamvis sit deus atque lapis 2:

et l'aultre,

raculeux, ains que, m'en informant un peu plus curieusement qu'il ne se faict, i'aye trouvé mal fondez et fauls touts les bruicts de telles operations qui se sement en ces lieux là et qui s'y croyent (comme le monde va se pipant ayseement de ce qu'il desire); toutesfois aussi n'ay ie veu gueres de personnes que ces eaux ayent empiré; et ne leur peult on sans malice refuser cela, qu'elles n'es-tumes en chasque contree; ou, pour mieulx dire, veillent l'appetit, facilitent la digestion, et nous prestent quelque nouvelle alaigresse, si on n'y va par trop abbattu de forces; ce que ie desconseille de faire elles ne sont pas pour relever une poisante ruyne; elles peuvent appuyer une inclination legiere, ou prouveoir à la menace de quelque alteration. Qui n'y apporte assez d'alaigresse, pour pouvoir iouyr le plaisir des compaignies qui s'y treuvent, et des promenades et exercices à quoy nous convie la beaulté des lieux où sont communement assises ces eaux, il perd sans doubte la meilleure piece et plus asseuree de leur effect. A cette cause, i'ay choisy iusques à cette heure à m'arrester et à me servir de celles où il y avoit plus d'amoenité de lieu, commodité de logis, de vivres et de compaignies, comme sont, en France, les bains de Banieres; en la frontiere d'Allemaigne et de Lorraine, ceulx de Plombieres; en Souysse, ceuix de Bade; en la Toscane, ceulx de Lucques, et specialement ceulx della Villa, desquels i'ay usé plus souvent et à diverses saisons. - Chasque nation a des opinions particulieres touchant leur usage, et des loix et formes de s'en servir, toutes diverses; et selon mon experience, l'effect quasi pareil: le boire n'est aulcunement receu en Allemaigne; pour toutes mala-part, les façons, les vestements et les mœurs à dies, ils se baignent, et sont à grenouiller dans l'eau, quasi d'un soleil à l'aultre; en Italie, quand ils boivent neuf iours, ils s'en baignent pour le moins trente, et communement boivent l'eau mixtionnee d'aultres drogues, pour secourir son operation: on nous ordonne icy de nous promener pour la digerer; là, on les arreste au lict où ils l'ont prinse, iusques à ce qu'ils l'ayent vuidee, leur eschauffant continuellement l'estomach et les pieds: comme les Allemans ont de particulier de se faire generalement touts corneter et ventouser avecques scarification, dans

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1 Corneter et ventouser, termes à peu près synonymes. On dit maintenant ventouser; et corneter est tout à fait hors d'usage, quoiqu'on trouve encore dans nos dictionnaires modernes, cornet à ventouser. C. Il y avoit force Allemans qui se faisoient corneter et saigner. » Voyage de Montaigne, t. 1, p. 144. Plus haut, p. 58, Montaigne raconte que les baigneurs, à Bade, se font corneter et saigner si fort, qu'il a vu par fois les deux bains publicques qui sembloient estre de pur rang. J. V. L.

Lotus nobiscum est, hilaris cœnavit, et idem
Inventus mane est mortuus Andragoras.
Tam subitæ mortis causam, Faustine, requiris?
In somnis medicum viderat Hermocratem 3 :
sur quoy ie veulx faire deux contes :

Le baron de Caupene en Chalosse, et moy, avons en commun le droict de patronage d'un benefice qui est de grande estendue, au pied de nos montaignes, qui se nomme Lahontan. Il est des habitants de ce coing, ce qu'on dict de ceulx de la vallee d'Angrougne : ils avoient une vie à

part; regis et gouvernez par certaines polices et coustumes particulieres receues de pere en fils, ausquelles ils s'obligeoient, sans aultre contraincte que de la reverence de leur usage. Ce petit estat

s'estoit continué de toute ancienneté en une condition si heureuse, qu'aulcun iuge voysin n'avoit esté en peine de s'informer de leur affaire, aulcun

Douches. Montaigne (Voyage, t. II, p. 158) en parle ainsi dans sa description des bains della Villa: « Il y a aussi cer tain esgout qu'ils nomment la doccia; ce sont des tuiauz par lesquels on receoit l'eau chaulde en diverses parties du corps, et notamment à la teste, par des canaulx qui descen dent sur vous sans cesse, et vous viennent battre la partie, l'eschauffent, et puis l'eau se receoit par un canal de bois, comme celuy des buandieres, le long duquel elle s'escoule. » J. V. L.

2 Le médecin Alcon toucha hier la statue de Jupiter; et tout marbre qu'il est, Jupiter a éprouvé la vertu du médecin : aujourd'hui on le tire de son vieux temple; et quoiqu'il soit dieu et pierre, on va l'enterrer. AUSONE, Epigr. 74.

3 Hier, Andragoras se baigna avec nous, soupa gaiement; et on l'a trouvé mort ce matin. Voulez-vous savoir, Faustinus, quelle est la cause d'une mort si subite? Il avait vu en songe le médecin Hermocrate. MARTIAL, VI, 53.

advocat employé à leur donner advis, ny estrangier appellé pour esteindre leurs querelles; et n'avoit on iamais veu aulcun de ce destroict à l'aumosne : ils fuyoient les alliances et le commerce de l'aultre monde, pour n'alterer la pureté de leur police; iusques à ce, comme ils recitent, que l'un d'entre eulx, de la memoire de leurs peres, ayant l'ame espoinçonnee d'une noble ambition, alla s'adviser, pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l'un de ses enfants maistre lean ou maistre Pierre, et l'ayant faict instruire à escrire en quelque ville voysine, le rendit enfin un beau notaire de village. Cettuy cy, devenu grand, commencea à desdaigner leurs anciennes coustumes, et à leur mettre en teste la pompe des regions de deçà: le premier de ses comperes à qui on escorna une chevre, il luy conseilla d'en demander raison aux iuges royaulx d'autour de là; et de cettuy cy à un aultre, iusques à ce qu'il eust tout abbastardy. A la suite de cette corruption, ils disent qu'il y en surveint incontinent une aultre de pire consequence, par le moyen d'un medecin à qui il print envie d'espouser une de leurs filles, et de s'habituer parmy eulx. Cettuy cy commencea à leur apprendre premierement le nom des fiebvres, des rheumes et des apostumes, la situation du cœur, du foye et des intestins, qui estoit une science iusques lors tres esloingnee de leur cognoissance; et au lieu de l'ail, dequoy ils avoient apprins à chasser toutes sortes de maulx, pour aspres et extremes qu'ils feussent, il les accoustuma, pour une toux ou pour un morfondement, à prendre les mixtions estrangieres, et commencea à faire traficque, non de leur santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils iurent que, depuis lors seulement, ils ont apperceu que le serein leur appesantissoit la teste, que le boire ayant chauld apportoit nuisance, et que les vents de l'automne estoient plus griefs que ceulx du printemps; que depuis l'usage de cette medecine, ils se treuvent accablez d'une legion de maladies inaccoustumees, et qu'ils apperceoivent un general deschet en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moitié raccourcies. Voylà le premier de mes contes.

L'aultre est, qu'avant ma subiection graveleuse, oyant faire cas du sang de bouc à plusieurs, comme d'une manne celeste envoyee en ces derniers siecles pour la tutelle et conservation de la vie humaine, et en oyant parler à des gents d'entendement comme d'une drogue admirable

1 District. E. J.

et d'une operation infaillible; moy, qui ay tousiours pensé estre en bute à touts les accidents qui peuvent toucher tout aultre homme, prins plaisir, en pleine santé, à me prouveoir de ce miracle; et commanday, chez moy, qu'on me nourrist un bouc selon la recepte: car il fault que ce soit aux mois les plus chaleureux de l'esté qu'on le retire, et qu'on ne luy donne à manger que des herbes aperitifves, et à boire que du vin blanc. Ie me rendis de fortune chez moy le iour qu'il debvoit estre tué on me veint dire que mon cuisinier trouvoit dans la panse deux ou trois grosses boules qui se chocquoient l'une l'aultre parmy sa mangeaille. Ie feus curieux de faire apporter toute cette tripaille en ma presence, et feis ouvrir cette grosse et large peau. Il en sortit trois gros corps legiers comme des esponges, de façon qu'il semble qu'ils soyent creux; durs, au demourant, par le dessus, et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes; l'un parfaict en rondeur, à la mesure d'une courte boule, les aultres deux un peu moindres, ausquels l'arrondissement est imparfaict, et semble qu'il s'y acheminast. l'ay trouvé, m'en estant faict enquerir à ceulx qui ont accoustumé d'ouvrir de ces animaulx, que c'est un accident rare et inusité. Il est vray semblable que ce sont des pierres cousines des nostres et s'il est ainsi, c'est une esperance bien vaine aux graveleux, de tirer leur guarison du sang d'une beste qui s'en alloit elle mesme mourir d'un pareil mal. Car de dire que le sang ne se sent pas de cette contagion, et n'en altere sa vertu accoustumee, il est plustost à croire qu'il ne s'engendre rien en un corps que par la conspiration et communication de toutes les parties : la masse agit toute entiere, quoy que l'une piece y contribue plus que l'aultre, selon la diversité des operations; parquoy il y a grande apparence qu'en toutes les parties de ce bouc, il y avoit quelque qualité petrifiante. Ce n'estoit pas tant pour la crainte de l'advenir, et pour moy, que i'estoy curieux de cette experience; comme c'estoit qu'il advient chez moy, ainsi qu'en plusieurs maisons, que les femmes y font amas de telles menues drogueries pour en secourir le peuple, usants de mesme recepte à cinquan te maladies, et de telle recepte qu'elles ne prennent pas pour elles, et si triumphent en bons evenements.

Au demourant, i'honnore les medecins, non pas, suyvant le precepte', pour la necessité (car

1 Honora medicum propter necessitatem. Eccl. XXXVIII, 1.

donner quelque advis salutaire'. Nous n'en faisons gueres aultrement; il n'est pas une simple femmelette de qui nous n'employons les barbotages et les brevets: et selon mon humeur, si i'avois à en accepter quelqu'une, i'accepteroy plus volontiers cette medecine qu'aulcune aultre; d'autant qu'au moins il n'y a nul dommage à craindre. Ce qu'Homere3 et Platon disoient des Aegyptiens, qu'ils estoient touts medecins, il se doibt dire de touts peuples: il n'est personne qui ne se vante de quelque recepte, et qui ne la hazarde sur son voysin, s'il l'en veult croire. l'estoy, l'aultre iour, en une compaignie, où ie ne sçay qui, de ma confrairie, apporta la nouvelle d'une sorte de pilules compilees de cent et tant d'ingredients, de compte faict: il s'en esmeut une feste et une consolation singuliere; car quel rochier soustiendroit l'effort d'une si nombreuse batterie? l'entens toutesfois, par ceulx qui l'essayerent, que la moindre petite grave 4 ne dais'en esmouvoir.

à ce passage on en oppose un aultre du prophete | egualement à toute sorte d'impostures? qui ne se reprenant le roy Asa d'avoir eu recours au me- mette à la mercy de quiconque a cette impudence decin '), mais pour l'amour d'eulx mesmes, en de luy donner promesse de sa guarison ? Les Baayant veu beaucoup d'honnestes hommes et di- byloniens portoient leurs malades en la place. gnes d'estre aymez. Ce n'est pas à eulx que i'en le medecin, c'estoit le peuple; chascun des pas veulx, c'est à leur art et ne leur donne passants ayant, par humanité et civilité, à s'enque. grand blasme de faire leur proufit de nostre sot-rir de leur estat, et, selon son experience, leur tise, car la pluspart du monde faict ainsi; plusieurs vacations, et moindres, et plus dignes que la leur, n'ont fondement et appuy qu'aux abus publicques. Ie les appelle en ma compaignie quand ie suis malade, s'ils se rencontrent à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme les aultres. Ie leur donne loy de me commander de m'abrier chauldement, si ie l'ayme mieulx ainsi que d'aultre sorte : ils peuvent choisir, d'entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le clairet; et ainsi de toutes aultres choses qui sont indifferentes à mon appetit et usage. l'entens bien que ce n'est rien faire pour eulx, d'autant que l'aigreur et l'estrangeté sont accidents de l'essence propre de la medecine. Lycurgus ordonnoit le vin aux Spartiates malades; pourquoy? parce qu'ils en haïssoient l'usage, sains tout ainsi qu'un gentilhomme, mon voysin, s'en sert pour drogue tres salutaire à ses fiebvres, parce que, de sa nature, il en hait mortellement le goust. Combien en veoyons nous d'entre eulx estre de mon humeur, desdaigner la medecine pour leur service, et prendre une forme de vie libre, et toute contraire à celle qu'ils ordonnent à aultruy ! Qu'est ce cela, si ce n'est abuser tout destrousseement de nostre simplicité? car ils n'ont pas leur vie et leur santé moins chere que nous, et accommoderoient leurs effects à leur doctrine, s'ils n'en cognoissoient eulx mesmes la faulseté.

C'est la crainte de la mort et de la douleur, l'impatience du mal, une furieuse et indiscrette soif de la guarison, qui nous aveugle ainsi c'est pure lascheté qui nous rend nostre croyance si molle et maniable. La pluspart pourtant ne croyent pas tant, comme ils endurent et laissent faire; car ie les oy se plaindre et en parler comme nous; mais ils se resolvent enfin : « Que feroy ie doncques? » Comme si l'impatience estoit de soy quelque meilleur remede que la patience. Y a il aulcun de ceulx qui se sont laissez aller à cette miserable subiection, qui ne se rende

1 Nec in infirmitate sua quæsivit Dominum, sed magis in medicorum arte confisus est. Paralipom. II, 16, 12. Professions. E. J.

gna

Ie ne me puis desprendre de ce papier, que ie n'en die encores ce mot, sur ce qu'ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs drogues, l'experience qu'ils ont faicte: La pluspart, et, ce croy ie, plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quintessence ou proprieté occulte des simples, de laquelle nous ne pouvons avoir aultre instruction que l'usage; car quintessence n'est aultre chose qu'une qualité de laquelle, par nostre raison, nous ne sçavons trouver la cause. En telles preuves, celles qu'ils disent avoir acquises par l'inspiration de quelque daimon, ie suis content de les recevoir (car quant aux miracles, ie n'y touche iamais); ou bien encores les preuves qui se tirent des choses qui, pour aultre consideration, tumbent souvent

I C'est une loi, dit Hérodote, I, 197, sagement établie. Il n'est pas permis, ajoute-t-il, de passer près d'un malade sans lui demander quel est son mal. Voyez aussi STRABON, XVI, p. 1082. J. V. L.

2 Le barbotage est, au propre, l'action de barboter dans l'eau; il est pris ici, au figuré, pour celle de marmoter, par ler entre ses dents. Les brevets sont des billets suspendus au cou, en forme d'amulettes. E. J.

3 Odyssée, IV, 231; PLUTARQUE, Que les bestes brules usent de la raison, c. 6 de la traduction d'Amyot. C. 4 Le moindre petit gravier. E. J.

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