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Et celata diu in medium peccata dedisse '. Apollodorus songeoit qu'il se veoyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmite, et que son cœur murmuroit en disant « Ie te suis cause de touts ces maulx2. » Aulcune cachette ne sert aux meschants, disoit Epicurus, parce qu'ils ne se peuvent asseurer d'estre cachez, la conscience les descouvrant à eulx mesmes 3. Prima est hæc ultio, quod se Iudice nemo nocens absolvitur 4.

+ Comme elle nous remplit de crainte, aussi faict elle d'asseurance et de confiance; et ie puis dire avoir marché en plusieurs hazards d'un pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que l'avoy de ma volonté et innocence de mes desseings :

Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto spemque, metumque suo 5.

Il y en a mille exemples; il suffira d'en alleguer trois de mesme personnage. Scipion estant un iour accusé devant le peuple romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses iuges : « Il vous siera bien, leur dict il, de vouloir entreprendre de iuger de la teste de celuy par le moyen duquel vous avez l'auctorité de iuger de tout le monde ! » Et une aultre fois, pour toute response aux imputations que luy mettoit sus un tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : « Allons, dict il, mes citoyens, allons rendre graces aux dieux de la victoire qu'ils me donnerent contre les Carthaginois en pareil iour que cettuy cy; » et se mettant à marcher devant, vers le temple, voylà toute

l'assemblee et son accusateur mesme à sa suitte 7. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander compte de l'argent manié en la province d'Antioche, Scipion estant venu au senat pour cet effect, produisit le livre de raisons, qu'il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise : mais comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte

* Souvent les coupables se sont accusés eux-mêmes en

songe, ou dans le délire de la fièvre, et ont révélé des crimes longtemps cachés. LUCRÈCE, V, 1157.

PLUTARQUE, Pourquoy la justice divine, etc. c. 9; Po

LYEN, V, 6, 18. C.

3 SÉNÈQUE, Epist 97. J. V. L.

4 Le premier châtiment du coupable, c'est qu'il ne saurait s'absoudre à son propre tribunal. Juv. Sat. XIII, 2.

5 Selon le témoignage que l'homme se rend à soi-même, il a le cœur rempli de crainte ou d'espérance. OVIDE, Fast. I,

485.

6 PLUTARQUE, Comment on se peult louer soy mesme, c. 4. C.

? VALÈRE MAXIME, III, 7, I. C.

à soy mesme; et de ses mains; en la presence du senat, le deschira et meit en pieces 1. Ie ne croy pas qu'une ame cauterizee sceust contrefaire une telle asseurance. Il avoit le cœur trop gros de nature, et accoustumé à trop haulte fortune, dict Tite Live, pour sçavoir estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence.

C'est une dangereuse invention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de verité. Et celuy qui les peult souffrir cache la verité, et celuy qui ne les peult souffrir: car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas ? Et au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce dequoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces torments; pourquoy ne le sera celuy qui l'a faict, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé? de la consideration de l'effort de la conscience : Ie pense que le fondement de cette invention vient car, au coulpable, il semble qu'elle ayde à la torture pour luy faire confesser sa faulte, et qu'elle l'affoiblisse; et de l'aultre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de dangier : que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs?

Etiam innocentes cogit mentiri dolor 3:

d'où il advient que celuy que le iuge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de faulses confessions, entre lesquels ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre luy feit, et le progrez de sa gehenne 4. Mais tant y a que c'est, dict on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer: bien inhumainement pourtant, et bien inutilement, à mon advis.

Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine, qui les appellent ainsi, estiment horrible et cruel de tormenter et desrompre un homme, de la faulte duquel vous estes encores en doubte. Que peult il mais de vostre ignorance? Estes vous pas iniuste, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faictes pis que le tuer? Qu'il soit ainsi, veoyez combien de fois il ayme mieulx mourir sans raison, que de passer par cette information plus penible que le supplice,

1 TITE-LIVE, XXXVIII, 54 et 55. C.

2 Une si belle récompense que celle, etc. E. J. La douleur force à mentir ceux mêmes qui sont innocents. Sentences de PUBLIUS SYRUS.

4 QUINTE. CURCE, VI, 7. C.

et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l'execute. Ie ne sçay d'où ie tiens ce conte', mais il rapporte exactement la conscience de nostre iustice. Une femme de village accusoit devant un general d'armee2, grand iusticier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armee ayant tout ravagé. De preuve, il n'y en avoit point. Le general, aprez avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son accusation, si elle mentoit ; et elle persistant, il feit ouvrir le ventre au soldat pour s'esclaircir de la verité du faict et la femme se trouva avoir raison. Condemration instructive.

CHAPITRE VI.

De l'exercitation.

nous y peult ayder. On se peult, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence, et tels aultres accidents: mais quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois, nous y sommes touts apprentifs quand nous y venons.

Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellents mesnagiers du temps, qu'ils ont essayé, en la mort mesme, de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour veoir que c'estoit de ce passage; toutesfois il ne sont pas revenus nous en dire des nouvelles :

Nemo expergitus exstat,

Frigida quem semel est vitaï pausa sequuta1. Canius Iulius, noble romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condemné à la mort par ce maraud de Caligula; oultre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa resolution, comme il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, un philosophe son amy luy demanda : << Eh bien, Canius, en quelle desmarche est à cette heure vostre ame? que faict elle? en quels pensements estes vous? Ie pensoy, luy respondit il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour veoir si en cet instant de la mort, si court et si brief, ie pourray appercevoir quelque deslogement de l'ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssue; pour, si i'en apprens quelque chose, en revenir donner aprez, si ie puis, advertissement à mes amis.» Cettuy cy philosophe, non seulement ius

Il est mal aysé que le discours et l'instruction, encores que nostre creance s'y applique volontiers, soient assez puissants pour nous acheminer iusques à l'action, si, oultre cela, nous n'exerceons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger: aultrement, quand elle sera au propre des effects, elle s'y trouvera sans doubte empeschee. Voylà pourquoy, parmy les philosophes, ceulx qui ont voulu attaindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez et nouveaux au combat; ains ils luy sont allez au devant, et se sont iectez, à escient, à la preuve des difficultez : les uns en ont abbandonné les richesses, pour s'exercer à une pauvreté volontaire; les aultres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible, pour se durcir au mal et au travail; Il me semble toutesfois qu'il y a quelque fad'aultres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue, et des membres cçon de nous apprivoiser à elle, et de l'essayer propres à la generation, de peur que leur service, aulcunement. Nous en pouvons avoir expetrop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'at-rience, sinon entiere et parfaicte, au moins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende tendrist la fermeté de leur ame. plus fortifiez et asseurez: si nous ne la pouvons ioindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons recognoistre; et si nous ne donnons iusques à son fort, au moins verrons nous et en

Mais à mourir, qui est la plus grande besongne que nous ayons à faire, l'exercitation ne

Il est dans FROISSART, Vol. 4, c 87; et c'est là sans doute

ques
à la mort, mais en la mort mesme. Quelle
asseurance estoit ce, et quelle fierté de courage,
de vouloir que sa mort luy servist de leçon,
et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand
affaire!

Ius hoc animi morientis habebat 3.

que Montaigne l'avait lu, quoiqu'il ne s'en souvint plus quand practiquerons les advenues. Ce n'est pas sans

il composa ce chapitre. C.

2 Bajazet Ier, que Froissart nomme l'Amorabaquin. Je viens d'apprendre de l'ingénieux commentateur de Rabelais (le Duchat), t. V, p. 217, que Bajazet fut ainsi nomme, parce qu'il était fils d'Amurat. Ce que je remarque en faveur de ceux qui pourraient l'ignorer, comme je faisais avant d'avoir jete les yeux sur cette page du Rabelais imprimé à Amsterdam, chez Henri Desbordes, en 1711. C.

raison qu'on nous faict regarder à nostre som

1 On ne se réveille jamais, dès qu'une fois on a senti le froid repos de la mort. LUCRÈCE, III, 942.

2 Voyez SÉNÈQUE, de Tranquillitate animi, c. 14. C. 3 Tant il exerçait d'empire sur son âme, à l'heure même de la mort! LUCAIN, VIII, 656.

que lors de ma santé, ie plaignoy les malades beaucoup plus que ie ne me treuve à plaindre moy mesme, quand i'en suis; et que la force de mon apprehension encherissoit prez de moitié l'essence et verité de la chose. l'espere qu'il m'en adviendra de mesme de la mort, et qu'elle ne vault pas la peine que ie prens à tant d'apprests que ie dresse, et tant de secours que i'appelle et assemble pour en soustenir l'effort. Mais, à toutes adventures, nous ne pouvons nous donner trop d'advantage.

meil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort: combien facilement nous passons du veiller au dormir! avecques combien peu d'interest nous perdons la cognoissance de la lumiere et de nous! A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'estoit que par ce moyen nature nous instruict qu'elle nous a pareillement faicts pour mourir que pour vivre, et dez la vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous garde aprez icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiescrainte. Mais ceulx qui sont tumbez par quel-mes (il ne me souvient pas bien de cela), m'estant que violent accident en defaillance de cœur, allé un iour promener à une lieue de chez moy, et qui y ont perdu touts sentiments, ceulx là, à qui suis assis dans le moïau1 de tout le trouble mon advis, ont esté bien prez de veoir son vray des guerres civiles de France; estimant estre en et naturel visage : car quant à l'instant et au toute seureté, et si voysin de ma retraicte, que ie poinct du passage, il n'est pas à craindre qu'il n'avoy point besoing de meilleur equipage, i'aporte avecques soy aulcun travail ou desplaisir, voy prins un cheval bien aysé, mais non gueres d'autant que nous ne pouvons avoir nul senti- | ferme. A mon retour, une occasion soubdaine ment sans loisir : nos souffrances ont besoing s'estant presentee de m'ayder de ce cheval à un de temps, qui est si court et si precipité en la service qui n'estoit pas bien de son usage, un de mort, qu'il fault necessairement qu'elle soit in- mes gents, grand et fort, monté sur un puissant sensible'. Ce sont les approches que nous avons roussin qui avoit une bouche desesperee, frais au à craindre; et celles là peuvent tumber en ex- demourant et vigoreux, pour faire le hardy et perience. devancer ses compaignons, vient à le poulser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le fouldroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'aultre les pieds contremont: si que voylà le cheval abbattu et couché tout estourdy; moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espee, que i'avois à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceincture en pieces, n'ayant ny mouvement ny sentiment non plus qu'une souche. C'est le seul esvanouïssement que i'aye senty iusques à cette heure. Ceulx qui estoient avecques moy, aprez avoir essayé, par touts les moyens qu'ils peurent, de me faire revenir, me tenants pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m'emportoient avecques beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là, environ une demy lieue françoise. Sur le chemin, et aprez avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, ie commenceay à me mouvoir et respirer; car il estoit tumbé si grande abondance de sang dans mon estomach, que pour l'en descharger, nature eut besoing de ressusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où ie rendis un plein seau de bouillons de sang pur; et plusieurs fois par le chemin il m'en fallut

Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effect: i'ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaicte et entiere santé; ie dis non seulement entiere, mais encores alaigre et bouillante; cet estat, plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand ie suis venu à les experimenter, i'ay trouvé leurs poinctures molles et lasches au prix de ma crainte. Voycy que l'espreuve touts les iours: suis ie à couvert chauldement, dans une bonne salle, pendant qu'il se passe une nuict orageuse et tempestueuse, ie m'estonne et m'afflige pour ceulx qui sont lors en la campaigne y suis ie moy mesme, ie ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul d'estre tousiours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable : ie feus incontinent dressé à y estre une sepmaine et un mois, plein d'esmotion, d'alteration et de foiblesse; et ay trouvé

1 « Une douleur très-vive, pour peu qu'elle dure, conduit à l'évanouissement ou à la mort. Nos organes n'ayant qu'un certain degré de force, ne peuvent résister que pendant un certain temps à un certain degré de douleur; si elle devient excessive, elle cesse, parce qu'elle est plus forte que le corps, qui ne pouvant la supporter, peut encore moins la transmettre à l'âme, avec laquelle il ne peut correspondre que quand les organes agissent, etc. etc. » BUFFON. Il y aurait quel

que intérêt à continuer ce parallèle. BUFFON s'est rappelé cerlainement plusieurs idées de ce chapitre des Essais. J V. L.

Le milieu, ou le centre. COTGRAVE, Dict. franç, et angl.

faire de mesme. Par là, ie commenceay à reprendre un peu de vie; mais ce feut par les menus, et par un si long traict de temps, que mes premiers sentiments estoient beaucoup plus approchants de la mort que de la vie :

Perchè, dubbiosa ancor del suo ritorno, Non s'assicura attonita la mente'. Cette recordation, que i'en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idee si prez du naturel, me concilie aulcunement à elle. Quand ie commenceay à y veoir, ce feut d'une veue si trouble, si foible et si morte, que ie ne discernois encores rien que la lumiere,

Come quel ch' or apre, or chiude

Gli occhi, mezzo tra 'l sonno e l'esser desto2.

Inconstanter et in iactando membra fatigat', ou blecez en la teste, que nous oyons rommeller' et rendre par fois des soupirs trenchants, quoy que nous en tirons aulcuns signes par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouvements que nous leur veoyons faire du corps; i'ay tousiours pensé, dis ie, qu'ils avoient et l'ame et le corps ensepveli et endormi,

Vivit, et est vitæ nescius ipse suæ3; et ne pouvoy croire qu'à un si grand estonnement de membres, et si grande defaillance des sens, l'ame peust maintenir aulcune force au dedans pour se recognoistre; et que par ainsin ils n'avoient aucun discours qui les tormentast, et qui leur peust faire iuger et sentir la misere de leur condition; et que, par consequent, ils n'estoient pas fort à plaindre.

Quant aux functions de l'ame, elles naissoient avecques mesme progrez que celles du corps. Ie me veis tout sanglant; car mon pourpoinct estoit le n'imagine aulcun estat pour moy si insuptaché partout du sang que i'avoy rendu. La pre- portable et horrible, que d'avoir l'ame vifve et miere pensee qui me veint, ce feut que i'avois affligee, sans moyen de se declarer; comme ie une arquebusade en la teste: de vray, en mesme diroy de ceulx qu'on envoie au supplice, leur temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il ayant couppé la langue (si ce n'estoit qu'en cette me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au sorte de mort, la plus muette me semble la mieulx bout des levres; ie fermoy les yeulx pour ayder, seante, si elle est accompaignee d'un ferme visage ce me sembloit, à la poulser hors, et prenoy plai- et grave); et comme ces miserables prisonniers sir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit une qui tumbent ez mains des vilains bourreaux solimagination qui ne faisoit que nager superficiel- dats de ce temps, desquels ils sont tormentez de lement en mon ame, aussi tendre et aussi foible toute espece de cruel traictement, pour les conque tout le reste; mais, à la verité, non seulement traindre à quelque rançon excessifve et impossiexempte de desplaisir, ains meslee à cette doul-ble; tenus ce pendant en condition et en lieu où ceur que sentent ceulx qui se laissent glisser au sommeil.

le croy que c'est ce mesme estat où se treuvent ceulx qu'on veoid defaillants de foiblesse en l'agonie de la mort; et tiens que nous les plaignons sans cause, estimants qu'ils soyent agitez de griefves douleurs, ou qu'ils ayent l'ame pressee de cogitations penibles. Ç'a esté tousiours mon advis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d'Estienne de la Boëtie, que ceulx que nous veoyons ainsi renversez et assopis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par accident d'une apoplexie, ou mal caducque,

Vi morbi sæpe coactus

Ante oculos aliquis nostros, ut fulminis ictu,
Concidit, et spumas agit; ingemit, et fremit artus;
Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat,

' Car l'âme abattue, encore incertaine de son retour, ne peut se raffermir. TORQ. TASSO, Gerus. liberata, cant. XII, stanz. 74.

2 Comme un homme qui, moitié endormi et moitié éveillé, tantôt ouvre et tantôt ferme les yeux. ID. ibid. cant. VIII, stanz. 20

ils n'ont moyen quelconque d'expression et signification de leurs pensees et de leur misere. Les poëtes ont feinct quelques dieux favorables à la delivrance de ceulx qui traisnoient ainsin une mort languissante;

Hunc ego Diti

Sacrum iussa fero, teque isto corpore solvo 4: et les voix et responses courtes et descousues qu'on leur arrache quelquesfois, à force de crier autour de leurs aureilles et de les tempester, ou des mouvements qui semblent avoir quelque consentement à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils vivent pourtant, au moins

1 Souvent un malheureux, attaqué d'un mal subit, tombe tout à coup à vos pieds, comme frappé de la foudre; sa bouche écume, sa poitrine gémit, ses membres palpitent. Hors de lui, il se roidit, il se débat, il respire à peine; il se roule et s'agite en tous sens. LUCRÈCE, III, 485.

2 Rommeller, pour grommeler, se trouve dans le dictionnaire de Cotgrave. C.

3 Il vit, mais sans savoir s'il jouit de la vie.
OVID. Trist. 1, 3, 12.

4 J'exécute, dit Iris, l'ordre que j'ai reçu; j'enlève cette áme dévouée au dieu des enfers, et je brise ses chaines mor telles. VIRG. Enéid. IV, 702.

une vie entiere. Il nous advient ainsi sur le begueyement du sommeil, avant qu'il nous ayt du tout saisis, de sentir comme en songe ce qui se faict autour de nous, et suyvre les voix, d'une ouye trouble et incertaine qui semble ne donner qu'aux bords de l'ame; et faisons des responses, à la suitte des dernieres paroles qu'on nous a dictes, qui ont plus de fortune que de sens.

Or à present que ie l'ay essayé par effect, ie ne fois nul doubte que ie n'en aye bien iugé iusques à cette heure: car, premierement, estant tout esvanouy, ie me travailloy d'entr'ouvrir mon pourpoinct à beaux ongles (car i̇'estoy desarmé), et si sçay que ie ne sentois en l'imagination rien qui me bleceast: car il y a plusieurs mouvements en nous qui ne partent pas de nostre ordonnance;

Semianimesque micant digiti, ferrumque retractant 1 : ceulx qui tumbent eslancent ainsi les bras au devant de leur cheute, par une naturelle impulsion qui faict que nos membres se prestent des offices et ont des agitations à part de nostre discours.

Falciferos memorant currus abscindere membra... Ut tremere in terra videatur ab artubus id quod Decidit abscissum, quum mens tamen atque hominis vis, Mobilitate mali, non quit sentire dolorem 2. l'avoy mon estomach pressé de ce sang caillé : mes mains y couroient d'elles mesmes, comme elles font souvent où il nous demange, contre l'advis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaulx, et des hommes mesmes, aprez qu'ils sont trespassez, ausquels on veoid resserrer et remuer des muscles: chascun sçait par experience qu'il a des parties qui se branslent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions, qui ne nous touchent que par l'escorce, ne se peuvent dire nostres : pour les faire nostres, il fault que l'homme y soit engagé tout entier; et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous. Comme l'approchay de chez moy, où l'alarme de ma cheute avoit desia couru, et que ceulx de ma famille m'eurent rencontré avecques les cris accoustumez en telles choses, non seulement ie respondoy quelque mot à ce qu'on me demandoit, mais encores ils disent que ie m'advisay de commander qu'on donnast un cheval à ma femme,

Les doigts mourants s'agitent, et ressaisissent le fer qui leur échappe. VIRG. Eneid. X, 396.

2 On dit qu'au fort de la mêlée les chars armés de faux coupent les membres avec tant de rapidité, qu'on les voit palpitants à terre, avant que la douleur d'un coup si prompt ait pu parvenir jusqu'à l'âme. LUCRÈCE, III, 643.

que ie veoyoy s'empestrer et tracasser dans le chemin, qui est montueux et mal aysé. Il semble que cette consideration deust partir d'une ame esveillee; si est ce que ie n'y estois aulcunement: c'estoient des pensements vains, en nue', qui estoient esmeus par les sens des yeulx et des aureilles; ils ne venoient pas de chez moy. Ie ne scavoy pourtant ny d'où ie venoy, ny où l'alloy; ny ne pouvoy poiser et considerer ce qu'on me demandoit : ce sont de legiers effects que les sens produisoient d'eulx mesmes, comme d'un usage'; ce que l'ame y prestoit c'estoit en songe, touchee bien legierement, et comme leichee seulement et arrousee par la molle impression des sens. Ce pendant, mon assiette estoit à la verité tres doulce et paisible: ie n'avois affliction ny pour aultruy ny pour moy; c'estoit une langueur et une extreme foiblesse sans aulcune douleur. Ie veis ma maison sans la recognoistre. Quand on m'eut couché, ie sentis une infinie doulceur à ce repos; car l'avois esté vilainement tirassé par ces pauvres gents, qui avoient prins la peine de me porter sur leurs bras par un long et tres mauvais chemin, et s'y estoient lassez deux ou trois fois les uns aprez les aultres. On me presenta force remedes, dequoy ie n'en receus aulcun, tenant pour certain que i'estoy blecé à mort par la teste. C'eust esté, sans mentir, une mort bien heureuse; car la foiblesse de mon discours me gardoit d'en rien iuger, et celle du corps d'en rien sentir; ie me laissoy couler si doulcement, et d'une façon si molle et si aysee, que ie ne sens gueres aultre action moins poisante que celle là estoit. Quand ie veins à revivre et à reprendre mes forces,

Ut tandem sensus convaluere mei3, qui feut deux ou trois heures aprez, ie me sentis tout d'un train rengager aux douleurs, ayant les membres touts moulus et froissez de ma cheute; et en feus si mal deux ou trois nuicts aprez, que i'en cuiday remourir encores un coup, mais d'une mort plus vifve; et me sens encores de la secousse de cette froissure. Ie ne veulx pas oublier cecy, que la derniere chose en quoy ie me peus remettre, ce feut la souvenance de cet accident; et me feis redire plusieurs fois où f'alloy, d'où ie venoy, à quelle heure cela m'estoit advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma cheute, on me la cachoit en faveur de celuy qui en avoit csté cause, et m'en

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