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ni la crainte, ni l'amour; qui, avec peu de vices dans le cœur, avoit toutes sortes de défauts dans l'esprit, prit en main les rênes de l'empire, que Charlemagne avoit tenues.

Dans le temps que l'univers est en larmes pour la mort de son père, dans cet instant d'étonnement où tout le monde demande Charles et ne le trouve plus; dans le temps qu'il hâte ses pas pour aller remplir sa place, il envoie devant lui des gens affidés pour arrêter ceux qui avoient contribué au désordre de la conduite de ses sœurs. Cela causa de sanglantes tragédies 1. C'étoient des imprudences bien précipitées. Il commença à venger les crimes domestiques avant d'être arrivé au palais, et à révolter les esprits avant d'être le maître.

Il fit crever les yeux à Bernard, roi d'Italie, son neveu, qui étoit venu implorer sa clémence, et qui mourut quelques jours après : cela multiplia ses ennemis. La crainte qu'il en eut le détermina à faire tondre ses frères : cela en augmenta encore le nombre. Ces deux derniers articles lui furent bien reprochés ; on ne manqua pas de dire qu'il avoit violé son serment et les promesses

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1 L'auteur incertain de la vie de Louis-le-Débonnaire, dans le recueil de Duchesne, t, 11, p. 295.

2 Voyez le procès-verbal de sa dégradation, dans le recueil de Duchesne, t. 11, p. 333.

solennelles qu'il avoit faites à son père le jour de

son couronnement'.

Après la mort de l'impératrice Hirmengarde, dont il avoit trois enfants, il épousa Judith : il en eut un fils; et bientôt, mêlant les complaisances d'un vieux mari avec toutes les foiblesses d'un vieux roi, il mit un désordre dans sa famille, qui entraîna la chute de la monarchie.

Il changea sans cesse les partages qu'il avoit faits à ses enfants. Cependant ces partages avoient été confirmés tour à tour par ses serments, ceux de ses enfants, et ceux des seigneurs. C'étoit vouloir tenter la fidélité de ses sujets; c'étoit chercher à mettre de la confusion, des scrupules, et des équivoques, dans l'obéissance; c'étoit confondre les droits divers des princes, dans un temps surtout où, les forteresses étant rares, le premier rempart de l'autorité étoit la foi promise et la foi reçue.

Les enfants de l'empereur, pour maintenir leurs partages, sollicitèrent le clergé et lui donnèrent des droits inouis jusqu'alors. Ces droits étoient spécieux; on faisoit entrer le clergé en garantie d'une chose qu'on avoit voulu qu'il au

↑ Il lui ordonna d'avoir pour ses sœurs, ses frères et ses neveux, une clémence sans bornes, indeficientem misericordiam. Tégan, dans le recueil de Duchesne, t. 11, p. 276.

torisât. Agobard' représenta à Louis-le-Débonnaire qu'il avoit envoyé Lothaire à Rome, pour le faire déclarer empereur; qu'il avoit fait des partages à ses enfants, après avoir consulté le ciel par trois jours de jeûnes et de prières. Que pouvoit faire un prince superstitieux, attaqué d'ailleurs par la superstition même ? On sent quel échec l'autorité souveraine reçut deux fois par la prison de ce prince et sa pénitence publique. On avoit voulu dégrader le roi, on dégrada la royauté.

On a d'abord de la peine à comprendre comment un prince qui avoit plusieurs bonnes qualités, qui ne manquoit pas de lumières, qui aimoit naturellement le bien, et, pour tout dire enfin, le fils de Charlemagne, pût avoir des ennemis si nombreux2, si violents, si irréconciliables, si ardents à l'offenser, si insolents dans son humiliation, si déterminés à le perdre : et ils l'auroient perdu deux fois sans retour, si ses enfants, dans le fond plus honnêtes gens qu'eux, eussent pu suivre un projet et convenir de quelque chose.

1 Voyez ses lettres.

2 Voyez le procès-verbal de sa dégradation, dans le recueil de Duchesne, t. 11, p. 331. Voyez aussi sa vie écrite par Tégan. Tanto enim odio laborabat, ut tæderet eos vita ipsius, dit l'auteur incertain, dans Duchesne, t. 11, p. 307.

CHAPITRE XXI.

Continuation du même sujet.

La force que Charlemagne avoit mise dans la nation subsista assez sous Louis-le-Débonnaire, pour que l'état pût se maintenir dans sa grandeur et être respecté des étrangers. Le prince avoit l'esprit foible; mais la nation étoit guerrière. L'autorité se perdoit au-dedans, sans que la puissance parût diminuer au-dehors.

Charles-Martel, Pepin et Charlemagne, gouvernèrent l'un après l'autre la monarchie. Le premier flatta l'avarice des gens de guerre; les deux autres celle du clergé : Louis-le-Débonnaire mécontenta tous les deux.

Dans la constitution françoise, le roi, la noblesse et le clergé, avoient dans leurs mains toute la puissance de l'état. Charles-Martel, Pepin et Charlemagne se joignirent quelquefois d'intérêt avec l'une des deux parties pour contenir l'autre, et presque toujours avec toutes les deux; mais Louis-le-Débonnaire détacha de lui l'un et l'autre de ces corps. Il indisposa les évêques par des réglements qui leur parurent rigides, parce qu'il alloit plus loin qu'ils ne vouloient aller eux

mêmes. Il y a de très-bonnes lois faites mal à propos. Les évêques, accoutumés dans ces tempslà à aller à la guerre contre les Sarrasins et les Saxons', étoient bien éloignés de l'esprit monastique. D'un autre côté, ayant perdu toute sorte de confiance pour sa noblesse, il éleva des gens de néant', il la priva de ses emplois, la renvoya du palais, appela des étrangers. Il s'étoit séparé de ces deux corps, il en fut abandonné.

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CHAPITRE XXII.

Continuation du même sujet.

Mais ce qui affoiblit surtout la monarchie, que ce prince en dissipa les domaines. C'est

c'est

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1 «Pour lors les évêques et les clercs commencèrent à quitter les « ceintures et les baudriers d'or, les couteaux enrichis de pierreries qui y étoient suspendus, et les habillements d'un goût exquis, les éperons, dont la richesse accabloit leurs talons. Mais l'ennemi du << genre humain ne souffrit point une telle dévotion, qui souleva ◄ contre elle les ecclésiastiques de tous les ordres, et se fit à elle-même la guerre. » L'auteur incertain de la vie de Louis-le-Débonnaire,dans le recueil de Duchesne, t. 11, p. 298.

2 Tégan dit que ce qui se faisoit très-rarement sous Charlemagne se fit communément sous Louis.

3 Voulant contenir la noblesse, il prit pour son chambrier un certain Benard, qui acheva de la désespérer.

Villas regias, quæ erant sui et avi et tritavi, fidelibus suis tradidit eas in possessiones sempiternas: fecit enim hoc diu tempore. Tegan, de Gestis Ludovici Pii.

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