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antiques qu'il fallait trouver, le nom d'Ephialte, déformé en Méphialte par une mémoire incomplètement fidèle, s'offrit comme équivalent de Garibaldi (prononcez Garibalde, à l'italienne) : Méphialte, Garibalde, c'est à peu près le même trisyllabe, le même anapeste, et pour les finales, ce sont les mêmes voyelles, les mêmes consonnes, les mêmes sonorités. Quant à Cyntheus, le nom convenait bien pour le poète, puisqu'il fait songer du Cynthe, et d'Apollon.

La preuve que Les Bannis ont été écrits sous le coup de la nouvelle du 3 novembre 1867 se trouve dans le poème intitulé Mentana, dans l'édition ne varietur (Actes et Paroles, t. II, Pendant l'exil, p. 407), mais qui parut d'abord sous le titre La Voix de Guernesey avec cette date : « Hauteville-House, 6 novembre 1867 ». J'en ai sous les yeux un exemplaire vénérable, l'un de ceux que répandit par milliers la propagande révolutionnaire. Celui-ci a été édité à Genève, librairie Ghisletty, quai des Bergues, 1867 ». Au dos, la « liste des publications interdites en France, en vente chez les principaux libraires de Suisse, Londres et Bruxelles : Hugo, Schoelcher, Charras, Quinet, Barni, Sue, Renan... » — Que la République était belle, sous l'Empire!

Ouvrons La Voix de Guernesey, au § v (il s'agit de Garibaldi, à qui le poème entier est consacré):

1.

Qu'il aille donc! qu'il aille, emportant son mandat,
ce chevalier errant des peuples, ce soldat,

ce paladin, ce preux de l'idéal! qu'il parte.
Nous, les proscrits d'Athène, à ce proscrit de Sparte',
ouvrons nos seuils : qu'il soit notre hôte maintenant;
qu'en notre maison sombre il entre rayonnant.
Oui, viens, chacun de nous, frère à l'âme meurtrie,
veut avec son exil te faire une patrie!

Viens, assieds-toi chez ceux qui n'ont plus de foyer,
viens, toi qu'on a pu vaincre et qu'on n'a pu ployer!
Nous chercherons quel est le nom de l'espérance;
nous dirons: Italie! et tu répondras : France!

et nous regarderons, car le soir fait rêver,

en attendant les droits, les astres se lever 2.

Et moi, banni d'Athène et lui, banni de Sparte (Les Bannis, 44).

Nous disions, lui: - Que Sparte, invincible à jamais,

soit comme un lever d'astre au-dessus des sommets!

Et moi qu'Athènes vive et soit du ciel chérie !

Et nous étions ainsi pensifs pour la patrie (Id., 45-48).

Tout est pareil dans ces deux admirables finales, le symbole magnifique des astres qui se lèvent, et la contemplation silencieuse des deux proscrits après qu'ils ont prie chacun pour son pays.

La conclusion ne saurait faire doute: La Voix de Guernesey a été écrite à la même époque que Les Bannis, sous le coup des mêmes émotions.

Peut-être faut-il aller plus loin encore dans la précision. La Voix de Guernesey, qui est datée du 6 novembre, a dù être écrite avant Les Bannis. Elle renfermait, on vient de le voir, une invitation formelle à Garibaldi. Après Mentana, le héros italien s'était rendu à Londres; Hugo se flatta de l'espoir d'attirer chez lui, dans son orbite, ce glorieux satellite; il lui prépara une chambre, la fameuse «< chambre de Garibaldi » dont nous ont parlé tous ceux qui ont décrit Hauteville-House'. C'est en l'attendant, après l'avoir invité, donc après La Voix de Guernesey, que Hugo dut écrire, par avance, le colloque grandiose qu'allaient avoir Cyntheus et Méphialte. Mais Méphialte ne vint point; il se méfia: ces Italiens sont si fins!

Garibaldi devait bien, tout de même, un remerciement au poète de La Voix de Guernesey. Ce remerciement, il l'écrivit en vers, et en vers français: « Un mois ne s'était pas écoulé depuis la publication de la Voix que 17 traductions en avaient déjà paru, dont quelques-unes en vers. Le déchaînement de la presse cléricale augmenta le retentissement. Garibaldi répondit à Victor Hugo par un poème en vers, noble remerciement d'une grande âme » (Actes et paroles, II, p. 421). Ce poème existe, une copie en a été publiée par un anonyme dans le Caffaro, journal de Gènes, n° du

1. Gustave Rivet, Victor Hugo chez lui, p. 122; Lesclide, Propos de table de V. Hugo, p. 113; Biré, V. Hugo après 1852, p. 108; Larroumet, La maison de V. Hugo, p. 42; Bertaux, V. Hugo artiste, dans Gazette des Beaux-Arts, 1903, II, p. 155.

2. Mon ami G. May me signale la suivante : La voce de Guernesey | per | Vittor Hugo | versione italiana seguita | da altri versi del traduttore | Messina | tipografia d'Amico | piazza del duomo | 1867. Brochure in-8, 32 pp., datée du 14 déc. 1867 et précédée d'une courte préface signée T. C. (Bibl. Nat., pièce 8° Yd 5, don Schoelcher; sur le titre intérieur, cette dédicace: A M. Victor Schoelcher, souvenir du traducteur italien, son visiteur en 1863). — D'autre part, mon élève et ami A. Grenier, membre de l'Ecole de Rome, a trouvé celle-ci à la Bibliothèque Victor-Emmanuel de Rome La Battaglia di Mentana, traduzione di M. Consigli con una lettera del generale Garibaldi e di V. Hugo, brochure in-16, 24 pages, Milan, tipografia italiana, 1880. Cette traduction est bien antérieure à cette date, comme il résulte de la lettre de Garibaldi à l'auteur : la voici en entier : « Caprera, 28 gennaio 1868. Mio caro Mario, grazie per la vostra dedica e leggero con piacere la vostra traduzione. Vostro G. Garibaldi ». A la demande d'autorisation du traducteur, Hugo répond : « Applaudissements et remerciements au noble et patriotique poète de Livourne, que j'autorise à traduire en italien la Voix de Guernesey. Victor Hugo Quant à la lettre de remerciements de Hugo au traducteur, elle est encore plus laconique : Eseguito la traduzione e mandato un exemplare a V. Hugo, questi me accuso ricevuto con altro biglietto portante queste parole: A l'excellent poète, à l'excellent traducteur, Victor Hugo

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3. Je n'ai pu trouver à quels articles Hugo fait allusion.

La voce

4. Le poème de G. est précédé dans le Caffaro de cette introduction: « di Caprera. Abbiamo accenato ieri ad un componimento in versi francesi dettato

5 juin 1882, et un extrait copieux en est donné, d'après le Caffaro, par G. Gerzoni, Garibaldi (Florence, 1882; Bibl. Nat., 8° K, 836), t. II, p. 648. La pièce est datée de Caprera, décembre 1867; elle a 103 vers, qui ne sont pas tous conformes, tant s'en faut, aux règles de la versification et de la grammaire ; j'en cite quelquesuns, au hasard :

Si de l'Europe alors la phalange d'élite
avait de son appui encouragé de suite

les nouveaux Argonautes en leurs braves élans,
le Lucifer de Rome avait fini son temps...
Mais la liberté sainte, au sein de l'Amérique,
oh! n'est pas un vain mot et le sol du Mexique
sera longtemps fécond par le sang des Français.
L'Américain, de maître, il n'en voudra jamais...
Ton pays et le mien, par un vil servilisme,
sont courbés lâchement sous l'impérialisme...
Et de la liberté le soleil radieux

des nations trompées dessillera les yeux.

III

Deux critiques, à ma connaissance, ont parlé du poème des Bannis; ni l'un ni l'autre ne l'avait bien caractérisé: « Les Bannis, écrit Paul de Saint-Victor (V. Hugo, p. 221), c'est la revanche grondant comme un sourd tonnerre à l'horizon... Des voix de peuples résonnent, des fracas d'armes se heurtent confusément dans les nues. Morceau fatidique, où la splendeur grecque flamboie des images extraordinaires de la Bible. On croit entendre les chars vivants d'Ezéchiel rouler dans le ciel d'Apollon. Le poète prophétise: vates est un de ses noms. » D'un autre style, M. Rigal écrit (V. Hugo, poète épique, p. 135): « Faut-il conclure que le beau mot de fraternité ait fait oublier à Hugo le beau mot de patriotisme? Non certes. Pour le passé le poète fait ressortir avec force le patriotisme de Thémistocle, et dans sa touchante piece des Bannis, il montre deux Grecs exilés qui souffrent de l'entrée des Perses dans leur ingrate patrie. » Je ne crois pas,

dal generale Garibaldi e dedicato a Vittor Hugo. La referiamo ora dolenti di dover omittere alcuni versi, che non si leggono chiaramente tra le cancellature del primo gelto posseduto da noi »>.

1. Gerzoni dit que Garibaldi n'écrivait pas seulement en vers italiens mais en vers français (se rappeler qu'il était de Nice et avait longtemps servi sur un bâtiment français). Gerzoni en donne comme preuve l'hymne de guerre composé en France et récité durant l'assaut nocturne de Dijon.

pour ma part, que Les Bannis ressortissent à l'épopée ; c'est un poème d'inspiration personnelle, qui n'est mythique et épique que d'une façon formelle et extérieure ; par le fond, c'est un poème lyrique, l'un des plus graves de l'exil, l'un des plus forts et les plus saisissants; dans la forme antique du mythe, le poète de Guernesey a versé les tristesses inconsolables et les espoirs fous du proscrit; on songe du Dante en lisant ces vers:

Ami, ce que l'exil a de plus importun,

repris-je, c'est qu'on vit en proie à la chimère.

Hugo l'a répété ailleurs : « On a raison de dire que l'exil vit d'illusions » (Pendant l'exil, p. 316).

PAUL PERDRIZET.

UN THÈME FRANÇAIS DE CHATEAUBRIAND

D

Dans la conclusion des études curieuses et décisives qu'il a consacrées aux voyages de Chateaubriand en Amérique et aux sources livresques de ses descriptions, M. Joseph Bédier dit de Chateaubriand: « Il semble que pour créer, il ait souvent besoin de la suggestion d'une page déjà écrite1». Nous apportons une modeste confirmation à cette thèse en l'appliquant à la page célèbre où Chateaubriand a tracé le portrait de Pascal.

Voici cette page:

Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds avait créé les mathématiques; qui, à seize, avait fait le plus savant Traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l'entendement; qui, à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s'aperçut de leur néant et tourna ses pensées vers la religion; qui, depuis ce moment jusqu'à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie, comme du raisonnement le plus fort; enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut, par distraction, un des plus hauts problèmes de la géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du dieu que de l'homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal 2. »

Qu'est-ce que Chateaubriand avait sous les yeux quand il écrivit cette page?

Tout d'abord la conclusion du Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal que l'abbé Bossut avait placé en tête de son édition des œuvres de Pascal: « Tel fut cet homme extraordinaire, qui reçut en partage de la nature tous les dons de l'esprit : Géomètre du premier ordre; dialecticien profond; écrivain éloquent et sublime. Si on se rappelle que dans une vie très courte, accablé de souf

1. Etudes critiques, Colin, 1903, p. 291.

2. Génie du Christianisme, liv. II, chap. vi: Suite des moralistes.

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