Page images
PDF
EPUB

d'Histoire littéraire

de la France

LA MISE EN SCÈNE

DANS LES TRAGEDIES DU XVI SIÈCLE

Cette étude était, depuis longtemps déjà, déposée dans les bureaux de la Revue d'Histoire littéraire de la France, quand a paru dans ce recueil (numéro Joctobre à décembre 1904, p. 680 à 686) l'article où M. Haraszti a combattu les conclusions de mes divers écrits sur le théâtre en ce qui concerne la représentation ou la non-représentation des tragédies du xvIe siècle. J'aurais beaucoup à répondre à cet article, et je me suis un moment demandé si je n'y répondrais pas en effet, en remaniant pour cela la présente étude. Reflexion faite, il m'a paru meilleur de m'abstenir et de laisser à ces pages • de bonne foi » leur forme originale. Ceux que le sujet intéresse verront ce qu'ils en doivent retenir; les recherches de M. Lanson apporteront encore des lumières nouvelles; et la vérité que nous cherchons tous finira sans doute par apparaitre avec une indiscutable certitude.

Je ne relèverai ici qu'une assertion de M. Haraszti, précisément parce qu'elle De touche pas au fond mème de la question traitée.

Contrairement à ce que j'ai avancé dans l'Histoire de la Langue et de la Littérature francaise publiée par M. Petit de Julleville (t. III, p. 282), M. Haraszti pense que la formule célèbre de Jean de La Taille: « Il faut tousiours representer l'histoire ou le ieu en un mesme iour, en un mesme temps, et en un mesme lieu » doit être interprétée comme elle l'était antérieurement : M. Rigal pense que notre auteur n'a point oublié ici, comme on le croit, de parler de l'unité d'action, car jour signifierait ici journée — traduisez : drame en cinq actes; - cependant tous les écrivains qui parlent des unités, Vauquelin, de l'Audun des Aigaliers, Ogier, etc., jusqu'à Boileau, entendent par ur vingt-quatre heures. Nous devons donc persister à ne voir dans l'expres sion citée qu'un pleonasme tel que, par exemple, dans cette phrase relative à l'unité de lieu: « Il se tient aujourd'hui à même heure et en même temps un conseil de guerre à Paris et à Constantinople. » Traité de la disposition du pome dramatique (1637, cité par M. Rigal).

On peut faire sur ce passage plusieurs remarques.

1° La façon dont le mot jour a été entendu par les théoriciens postérieurs à La Taille n'implique pas du tout que Jean de La Taille, placé dans de tout antres conditions, l'ait entendu comme eux.

REV. D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (12 Ann.). XII.

-

1

143204

2o L'auteur du Traité de la disposition du poème dramatique avait ses raisons pour commettre le pleonasme relevé dans son texte, et qui est même plus complet que ne le dit M. Haraszti. Il tenait à justifier la mise en scène simultanée, en montrant qu'un dramaturge pouvait avoir à représenter sans aucun intervalle de temps des actions accomplies en des lieux éloignés l'un de l'autre ; nulle insistance ne devait donc lui paraître excessive: « Il se tient aujourd'hui, à même heure et en même temps, à Paris et à Constantinople, un conseil de guerre. C'est à savoir, le roi de France délibère d'aller mettre le siège devant quelque ville du grand seigneur, et le grand seigneur se prépare au contraire.... Il faudra pratiquer dessus le théâtre la ville de Paris et de Constantinople, et il ne sera pas inconvénient de faire sortir des Turcs d'un côté et des Français de l'autre. Il est vrai que ces Turcs et ces Français ne se parleront pas. >> (Le théâtre français avant la période classique, p. 246-247.) Mais quel motif avait Jean de la La Taille, s'il ne songeait qu'à la règle des vingt-quatre heures, pour écrire en un mesme temps après avoir écrit en un mesme jour ?

30 M. Haraszti néglige complètement d'indiquer sur quel argument j'ai fondé mon interprétation du passage controversé. La Taille vante le sujet de Saül le furieux traité par lui; il critique celui de David combattant traité par Des-Masures, i oppose ainsi son art à celui de l'auteur des David, pièces encore en partie conformes aux traditions du moyen âge et qui demandent trois jours pour être représentées; puis, immédiatement après, il ajoute (en employant les mots mêmes du moyen âge histoire et jeu) : « Il faut touiours representer l'histoire ou le ieu en un mesme iour, en un mesme temps.... >> N'est-il pas dès lors naturel d'admettre que en un mesme iour vise l'unité de pièce ou d'action, en un mesme temps l'unité de temps, et que le pléonasme bizarre toujours dénoncé dans ce passage n'y a pas été mis par l'écrivain?

Quand M. Haraszti ajoute que le souci des unités ne se peut comprendre chez les novateurs du xvIe siècle que s'ils se préoccupaient aussi des exigences scéniques, il méconnaît le côté pédantesque et théorique des discussions instituées par les Scaliger, les Castelvetro et les Jean de La Taille, comme plus tard par les Mairet et les d'Aubignac. « J'ai vu », dit d'Aubignac (Pratique du theatre, 1. II, ch. 11), « j'ai vu des gens qui travaillaient depuis longtemps au théâtre lire ou voir un poème par plusieurs fois sans reconnaître ni la durée du temps, ni le lieu de la scène, ni la plupart des circonstances les plus importantes, pour en découvrir la vraisemblance. Et cependant ces gens tenaient fermement aux unités, bien qu'il n'en reconnussent pas dans les œuvres l'observation ou l'inobservation; et d'Aubignac y tenait plus que personne, bien qu'il sût combien la peine prise pour les appliquer risquait d'être prise en pure perte. Lorsque les classiques du XVIe siècle, beaucoup plus inexpérimentés certes que les gens dont parle d'Aubignac, préconisaient les unités, ils obéissaient donc peu à cette conviction raisonnée, et fondée sur la pratique de la scène, que « la loi des unités émane de l'essence de la tragédie française »; ils voulaient simplement que leurs pièces (et c'est Jean de La Taille qui le dit) fussent faictes selon l'art et à la mode des vieux autheurs tragiques, au lieu d'être construites sur le modèle méprisé des œuvres dramatiques du moyen àge; il ne faut pas dire de leurs tragédies : « S'il ne s'était agi que de lectures, il eût été aussi indifférent que pour n'importe quel roman contemporain que l'action changeàt de lieu ou non, qu'elle durât vingt-quatre heures ou vingt-quatre ans. >>

E. R.

Les savantes recherches de M. Lanson sur la manière dont « s'est opérée la substitution de la tragédie aux Mystères et aux

Moralités et les conclusions si importantes auxquelles ces recherches l'ont amené m'ont inspiré le désir de travailler avec lui à élucider un des plus difficiles problèmes qui se posent à propos de la tragédie du xvIe siècle celui de la mise en scène. Quelques œuvres des nouveaux tragiques ont été jouées sous leurs yeux, et sans doute d'après leurs indications: comment l'ont-elles été? D'autres n'ont été jouées que plus tard ou ne l'ont point été du tout, mais leurs auteurs les destinaient à être représentées : comment les avaient-ils conçues à cet effet? Et si quelques-unes ont été écrites par des auteurs qui, désespérant de les faire monter sur une scène, ne se sont aucunement préoccupés de les rendre jonables, à quoi peut-on les reconnaitre? Ces questions, je me lest suis déjà posées d'autres fois. Mais, en pareille matière, l'absence de renseignements sûrs, l'influence des hypothèses antérieurement hasardées, la tendance si naturelle à conclure trop tôt en assimilant des choses différentes, peuvent toujours induire en erreur. Je veux oublier tout ce que j'ai pu penser et dire sur le sujet; je veux relire à nouveau les tragédies du xvI° siècle et simplement soumettre au lecteur les réflexions qu'elles m'auront suggérées.

Je laisserai de côté les œuvres comme l'Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze et les trois David de Des-Masures dont les auteurs ont cherché à concilier les traditions du moyen âge avec les nouvelles tendances leur mise en scène ne prouverait rien pour celle des tragédies pures. Je ne chercherai pas non plus à faire une enquête complète, qui serait trop longue et peut-être, par suite de la complexité et de l'obscurité des faits dont il faudrait tenir compte, moins instructive. Je m'en tiendrai aux tragédies de Jodelle, de Grévin, de Jean de la Taille, de Garnier et de Montchrestien, en joignant aux tragédies de Garnier parce qu'elle n'en est guère séparable et parce que, si elle en diffère pour la mise en scène, il doit être intéressant de se demander en quoi et pourquoi la tragi-comédie de Bradamante.

I

Quelques remarques préliminaires paraissent indispensables. Les recherches de M. Lanson n'ont pas sensiblement allongé la liste des représentations tragiques auxquelles les auteurs ont pu eux-mêmes veiller ou collaborer; en particulier, pour Jodelle, Grévin, La Taille, Garnier et Montchrestien, nous en restons à ce

qui était connu antérieurement et qui témoignait du lamentable échec auquel avaient abouti tant d'ambitieuses espérances. Cléopatre est jouée à l'Hôtel de Reims d'abord, au collège de Boncour ensuite, en 1552 ou 1553; mais déjà Jodelle ne parvient point à faire représenter Didon et les autres tragédies qu'il avait «< pendues au croc ». Le César de Grévin est joué au collège de Beauvais en 1561; mais les deux tragédies de La Taille et les huit de Garnier (y compris Bradamante) sont moins heureuses. Des six tragédies de Montchrestien, une seule, la Sophonisbe, est représentée à Caen devant la femme du gouverneur, M" de La Vérune, vers 1596. Nous n'aurons donc pas beaucoup d'occasions de nous demander comment les auteurs ont pratiquement réglé la mise en scène de leurs œuvres.

En revanche, plus souvent qu'on n'était tenté de le supposer, des tragédies ont, à une date plus ou moins tardive, à l'insu ou même après la mort de leurs auteurs, été « montées» par des comédiens, ou des écoliers, ou des amateurs de tout ordre. Des représentations de tragédies de Jodelle ont été données « chez l'archevêque de Dol ou, à ses frais, dans quelque collège » entre 1552 et 1573'. Cléopâtre a été jouée à Champigny en 1579 et sans doute ailleurs avant 1582. En 1578 à Saint-Maixent, et en 1594 ou 1595, chez les religieuses de Saint-Antoine, c'est encore la Cléopâtre de Jodelle que l'on joue, à moins que ce ne soit. l'œuvre d'un inconnu dans le premier cas et, dans le second, ou dans tous deux, le Marc Antoine de Robert Garnier. - Le Jules César de Saint-Maixent, en 1580, et La Mort de César d'Annecy, en 1621, doivent-ils être attribués à Grévin? - Les Gabaonites de Béthune, en 1601, doivent-ils ètre identifiés avec La Famine de Jean de la Taille? - Garnier peut-il revendiquer les deux Cléopâtre dont il a été question tout à l'heure et aussi l'Hippolyte de Saint-Maixent (1576), et aussi le Sédécias prisonnier d'Annecy (1617)? En tous cas ce sont ses Juives que jouait une confrérie, en Angoumois, vers 1600. Et c'est L'Ecossaise de Montchrestien que donnait La Vallée à Orléans en 1603 2.

Mais de ces faits, à tout prendre assez peu nombreux, et dont la

1. Pour tous ces faits, je renvoie au premier article de M. Lanson, Rev. d'Hist. litt. Fr., avril à juin 1903.

[ocr errors]

D

2. Dans sa conclusion (Rev. d'Hist. litt. Fr., juillet-septembre 1903, p. 413), M. Lanson écrit: Cléopâtre captive, Aman, Les Juives, L'Écossaise se sont joués Il ne s'agit pas de l'Aman de Montchrestien, mais de celui de Rivaudeau, joué en 1561 (Rev. d'Hist. litt. Fr., avril-juin 1903, p. 200). — Le passage suivant, que M. Lanson n'a pas relevé, pourrait, à la rigueur, faire allusion, ou à des représentations de pièces de Garnier, ou à des représentations quelconques dont Garnier aurait été

« PreviousContinue »