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verser l'esprit général que de changer une institution particulière.

On se communique moins dans les pays où chacun, et comme supérieur et comme inférieur, exerce et souffre un pouvoir arbitraire, que dans ceux où la liberté règne dans toutes les conditions. On y change donc moins de manières et de mœurs; les manières plus fixes approchent plus des lois : ainsi, il faut qu'un prince ou un législateur y choque moins les mœurs et les manières que dans aucun pays du monde.

Les femmes y sont ordinairement enfermées, et n'ont point de ton à donner. Dans les autres pays, où elles vivent avec les hommes, l'envie qu'elles ont de plaire et le désir que l'on a de leur plaire aussi font que l'on change continuellement de manières. Les deux sexes se gâtent, ils perdent l'un et l'autre leur qualité distinctive et essentielle; il se met un arbitraire dans ce qui était absolu, et les manières changent tous les jours.

CHAPITRE XIII.

Des manières chez les Chinois.

Mais c'est à la Chine que les manières sont indestructibles. Outre que les femmes y sont absolument séparées des hommes, on enseigne dans

les écoles les manières comme les mœurs. On connaît un lettré (a) à la façon aisée dont il fait la révérence. Ces choses, une fois données en préceptes et par de graves docteurs, s'y fixent comme des principes de morale, et ne changent plus.

CHAPITRE XIV.

Quels sont les moyens naturels de changer les mœurs
et les manières d'une nation.

Nous avons dit que les lois étaient des institutions particulières et précises du législateur, et les mœurs et les manières des institutions de la nation en général. De là il suit que, lorsqu'on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut les changer par les lois, cela paraîtrait tyrannique; il vaut mieux les changer par d'autres mœurs et d'autres manières.

pas

Ainsi, lorsqu'un prince veut faire de grands changemens dans sa nation, il faut qu'il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, et qu'il change par les manières ce qui est établi par les manières ; et c'est une très-mauvaise politique de changer par les lois ce qui doit être changé par les manières.

La loi qui obligeait les Moscovites à se faire

(a) Dit le P. du Halde.

couper la barbe et les habits, et la violence de Pierre Ier, qui faisait tailler jusqu'aux genoux les longues robes de ceux qui entraient dans les villes, étaient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes, ce sont les peines; il y en a pour faire changer les manières, ce sont les exemples.

La facilité et la promptitude avec laquelle cette nation s'est policée a bien montré que ce prince avait trop mauvaise opinion d'elle; et que ces peuples n'étaient pas des bêtes, comme il le disait. Les moyens violens qu'il employait étaient inutiles; il serait arrivé tout de même à son but par la douceur.

Il éprouva lui-même la facilité de ces changemens. Les femmes étaient renfermées et en quelque façon esclaves; il les appela à la cour, il les fit habiller à l'allemande, il leur envoyait des étoffes. Ce sexe goûta d'abord une facon de vivre qui flattait si fort son goût, sa vanité et ses passions, et la fit goûter aux hommes.

Ce qui rendit le changement plus aisé, c'est que les mœurs d'alors étaient étrangères au climat, et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre Ier, donnant les mœurs et les manières de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des facilités qu'il n'attendait pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires. Il n'avait done pas besoin de lois pour changer les mœurs et les ma

nières de sa nation; il lui eût suffi d'inspirer d'autres mœurs et d'autres manières.

En général, les peuples sont très-attachés à leurs coutumes; les leur ôter violemment, c'est les rendre malheureux; il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes.

Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n'est pas un pur acte de puissance; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort.

CHAPITRE XV.

Influence du gouvernement domestique sur le politique.

Ce changement de moeurs des femmes influera sans doute beaucoup dans le gouvernement de Moscovie. Tout est extrêmement lié ; le despo tisme du prince s'unit naturellement avec la servitude des femmes; la liberté des femmes avec l'esprit de la monarchie.

CHAPITRE XVI.

Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes.

Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pas pu, ou̟ n'ont pas voulu établir.

Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les moeurs règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.

Quelquefois, dans un état, ces choses (a) se confondent. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs et les manières; et les législateurs de la Chine en firent de même.

Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone et de la Chine confondirent les lois, les mœurs et les manières; c'est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs.

Les législateurs de la Chine avaient pour prin→ cipal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup; que chacun sentît à tous les instans qu'il devait beaucoup aux autres; qu'il n'y avait point de citoyen qui ne dépendît, à quelque égard, d'un autre citoyen; ils donnèrent donc aux règles de la civilité la plus grande étendue.

Ainsi, chez les peuples chinois, on vit les gens (b) de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée ; moyen très-propre à inspirer la douceur, à main

(a) Moïse fit un même code pour les lois et la religion. Les premiers Romains confondirent les coutumes anciennes avec les lois. (b) Voyez le P. du Halde.

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