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des gens qui passeraient leur vie à calculer des événemens qui, vu la nature des choses et le caprice de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne sont guère soumis au calcul.

Dans une nation libre, il est très-souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal; il suffit qu'ils raisonnent: de là sort la liberté qui garantit des effets de ces mêmes raison

nemens.

De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu'on raisonne bien ou mal; il suffit qu'on raisonne pour que le principe du gouvernement soit choqué.

Bien des gens qui ne se soucieraient de plaire à personne s'abandonneraient à leur humeur; la plupart, avec de l'esprit, seraient tourmentés par leur esprit même : dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils seraient malheureux avec tant de sujets de ne l'être..

pas.

Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette natiou serait fière; car la fierté des rois n'est fondée que sur leur indépendance.

Les nations libres sont superbes; les autres peuvent plus aisément étre vaines.

Mais ces hommes si fiers, vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveraient souvent au milieu de gens inconnus; ils seraient timides, et l'on verrait en eux la plupart du temps un mélange bizarre de mauvaise honte et de fierté.

ESPRIT DES LOIS. T. III.

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Le caractère de la nation paraîtrait surtout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on verrait des gens recueillis, et qui auraient pensé tout seuls.

La société nous apprend à sentir les ridicules; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satiriques seraient sanglans; et et l'on verrait bien des Juvénals chez eux avant d'avoir trouvé un Horace.

Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire; dans les états extrêmement libres, ils trahissent la vérité à cause de leur liberté même, qui, produisant toujours des divisions, fait que chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction qu'il le serait d'un despote.

Leurs poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l'invention qu'une certaine délicatesse que donne le goût; on y trouverait quelque chose qui approcherait plus de la force de Michel-Ange que de la grâce de Raphaël.

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DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LE COMMERCE CONSIDÉRÉ DANS SA NATURE ET SES

DISTINCTIONS.

Docuit quæ maximus Atlas.
VIRGIL. Æneid.

CHAPITRE PREMIER.

Du commerce.

Les matières qui suivent demanderaient d'être traitées avec plus d'étendue; mais la nature de cet ouvrage ne le permet pas. Je voudrais couler sur une rivière tranquille, je suis entraîné, par

un torrent.

Le commerce guérit des préjugés destructeurs; et c'est presque une règle générale, que partout a des mœurs douces il y a du

où il
y
et que partout où il
moeurs douces.

y

a du

commerce,

commerce il

y a des

Qu'on ne s'étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu'elles ne l'étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout; on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.

que

On peut dire les lois du commerce perfcctionnent les moeurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures (a); c'était le sujet des plaintes de Platon: il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours.

CHAPITRE II.

De l'esprit de commerce.

L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.

Mais si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays (b) où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l'huma

(a) César dit des Gaulois que le voisinage et le commerce de Marseille les avait gâtés de façon qu'eux, qui autrefois avaient toujours vaincu les Germains, leur étaient devenus inférieurs. Guerre des Gaules, liv. VI.

(b) La Hollande.

nité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent.

L'esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des autres.

La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très-rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands..

C'est un sacrilege chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelque homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé (a) l'hospitalité envers un étranger va lui montrer une autre maison où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité. Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l'hospitalité leur devint à charge. Cela paraît par deux lois du code (b) des Bourguignons, dont l'une inflige une peine à tout Barbare qui irait montrer à un étranger la maison d'un Romain; et l'autre règle que celui qui recevra un étranger

(a) Et qui modo hospes fuerat, monstrator hospitii. DE MORIBUS GERM. Voyez aussi César, Guerre des Gaules, liv. VI. (b) Tit. XXXVIII.

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