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AUDIENCE JUDICIAIRE.

Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
Hurle, tous les matins, une sybille étique;
On l'appelle Chicane, et ce monstre odieux
Jamais pour l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux;
La Disette au teint pâle, et la triste Famine,
Les Chagrins dévoraus, et l'infâme Ruine,
Enfans infortunés de ses raffinemens,

Troublent l'air d'alentour de leurs gémissemens.
BOILEAU.

Si Naples a perdu son antique et noble dénomination de mère des études, on peut lui donner en revanche le titre de patrie des miracles, des castrats et de la chicane. Le lecteur ne me chicanera pas sur les deux premières qualifications, je pense les avoir étayées d'un assez bon nombre de faits. Justifions la troisième.

« Nous ne trouverons plus de place, mio carissimo - illustrissimo signore; hâtons

nous, don Igacio doit avoir commencé sa plaidoirie.» Qui me parle ainsi en m'entraînant vers le palais de justice? un petit procureur, natif de Crotone, à la taille en zigzag, mais dont les longues jambes, ayant usurpé son buste, dévorent le pavé. C'est un vrai vélocipède. Nous voici en un clin d'œil au palais de Thémis, dont l'escalier, couvert d'une boue épaisse, est encombré d'une foule deprocureurs, d'avocats, d'hommes de loi de toute espèce. « Comment arriver, don Sgrafinachione, dis-je à mon procureur crotoniate; mais lui : accrochez-vous à ma robe. » A ces mots il se met à jouer des coudes et des jambes et m'entraîne à sa suite dans l'auditoire.

Quel brouhaha! on parle, on crie, on rit, sans respect pour les cinq juges déjà exhaussés sur leurs siéges. Au milieu de ce charivari, don Igacio, un des avocats les plus célèbres de Naples, lit la procédure d'une cause qui s'instruisait devant la cour depuis sept ans;

il s'agissait d'une violation de dépôt qu'il prouve par des faits matériels d'une évidence mathématique et par les dépositions unanimes de témoins. Cependant les juges ajournent leur arrêt. Don Sgrafinachione, lisant dans mes yeux ma stupéfaction: «< admirez plutôt, me dit-il, cette circonspection judiciaire qui ne veut rien précipiter. Vous trouvez ce procès bien vieux, pourtant ce n'est qu'un enfant de sept ans, ne faut-il pas le soigner jusqu'à maturité? sans cette précaution, que deviendraient tous nos gens de loi, dont le nombre s'élève à onze mille? Voulez-vous que tous ces gens-là meurent d'inanition? Le tribunal a suspendu sa décision pour donner le temps au violateur du dépôt d'acheter des témoins. Les juges seront récompensés de ce sage délai par quelques petits présens qui leur sont indispensables pour vivre honorablement; car...... » une nouvelle affaire qui s'agite avec chaleur interrompt mon donneur d'explications : le

ministère public appelait la sévérité de la loi sur la tête d'un pêcheur de Gaëte, lequel avait contraint son épouse de jeter dans la mer leur enfant nouveau - -né. ་ Pourquoi ce scélérat n'est-il pas présent à l'audience, don Sgrafinachione?-C'est une condescendance de la part du principal juge, auquel le pêcheur se sera engagé à fournir du poisson pendant un certain temps, engagement qu'il ne pourrait remplir si, au lieu de le laisser à ses filets, on le jetait en prison. Me voilà suffisamment instruit; grand merci, don Sgrafinachione; j'aperçois plusieurs de vos confrères qui veulent s'entretenir avec vous. En France, les bons procureurs s'abouchent, à l'insu de leurs cliens, pour appointer ensemble leurs causes rivales; il doit en être ainsi à Naples. Adieu donc, comptez sur ma pratique si la fortune m'envoie quelque procès. Je le quitte alors et je sors précipitamment de cet antre de la chicane surnommé palais de justice.

Le soir de ce même jour, je rendis visite au président du parlement, M. Galdi, homme d'un beau talent et d'un noble caractère, qui gémit en secret sur la dégradation de ses compatriotes. Je m'exprimai avec chaleur sur l'étrange manière dont s'instruisaient les procès à Naples, et sur les égards qu'on avait pour les assassins.

M. Galdi accueillit mes observations avec beaucoup de froideur; il y avait près de lui un jeune homme qui rougissait. Quand il fut sorti, M. Galdi me dit : «< savez-vous bien que vous venez de me mettre à la torture? Le jeune homme qui était tout à l'heure à ma droite sort d'une fort vilaine affaire : il était accusé d'avoir tué dans un chemin étroit le mari d'une femme qu'il a, dit-on, séduite. Son défenseur a requis le tribunal de nommer des commissaires pour reconnaître le chemin, théâtre prétendu de l'assassinat. Ces commissaires ont déclaré que le chemin en question n'existait pas; ils devaient ajouter

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