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quant la composition de la bibliothèque d'un avocat occupé de cette époque: énormes in-folios de jurisprudence, de coutumes, de discussions de droit en latin, de plaidoyers plus ou moins indigestes, « la Vie des Saints,» tout cela sévèrement relié de veau ou de basane. Il n'en était pas de même de la bibliothèque de sa belle-fille et de celle du défunt conseiller, où, parmi quelques rares et sévères ouvrages de droit, reliés comme leurs autres livres, et non sans fantaisie, de cuir ou d'étoffes de couleur, se voyaient les œuvres de Tite-Live, de Cicéron, de Plutarque, de Valère-le-Grand, de Juvénal, de Pline, de Pindare, de Papien Alexandrin, de Démosthènes, les déclamations de Quintilien, les images des Dieux, les tragédies de Sénèque, une mythologie, les œuvres de Du Bellay et surtout l'Astrée, l'immortelle et divine Astrée de M. d'Urfé.

Élie, le futur poète, dut s'arrêter plus souvent auprès de cette bibliothèque classique et même un peu païenne que devant celle du doyen des avocats; l'œuvre morale de d'Urfé dont les évêques eux-mêmes recommandaient la lecture, devint ainsi le guide premier de cette jeune imagination; Bétoulaud y puisa les traditions de cette galanterie cheyaleresque, de cette courtoisie héroïque, de ces amours apprêtées et platoniques, dont ses écrits nous entretiennent sans cesse.

Il ne sut d'ailleurs jamais s'affranchir de ces premières influences mythologiques, classiques et galantes, et l'amitié qui plus tard le lia à M11 de Scudéry ne put qu'y ajouter les recherches de ses pastorales et le « fin du fin» d'une psychologie qui utilisa la chose bien avant que le mot fût créé.

A cette diversité de goûts du beau-père et de la belle-fille, heureuse au point de vue de l'éducation du futur poète, vinrent s'ajouter bientôt des considérations d'ordre pécuniaire, élément nécessaire de toute discussion familiale.

Dès le lendemain de la mort du conseiller de Bétoulaud, le 19 juin 1650, son père rembourse à la jeune femme sa créance dotale s'élevant à 18,000 livres, au moyen d'une cession de pareille somme sur le prix de l'office du conseiller lay, vendu 70,000 livres à François de La Roche.

Mais, par la suite, cette cession, imposée à ce que dit du

moins Mme de Bétoulaud, souleva de telles difficultés, qu'en 1658 il fallut procéder à un nouvel arrangement.

Mme de Bétoulaud s'y prêta d'assez bonne grâce, son esprit étant alors et depuis longtemps déjà, occupé à des pensées où le cœur tenait plus de place que la raison.

Sous les yeux peut-être imprévoyants, peut-être renseignés et hostiles du tuteur vieilli, se déroulait, en effet, une intrigue que justifiaient d'ailleurs les circonstances. Ce roman d'amour devait provoquer la rupture définitive que tout, déjà, permettait de pressentir.

Les premières pages en furent tracées dans le domaine de Saint-Poly, terre familiale des Bétoulaud, plus tard demeure habituelle du poète.

Cette maison noble, comme on disait alors, ce château, comme on dit aujourd'hui, surtout en Gironde, dressait ses façades régulières au fond d'une grande cour d'honneur qu'encadraient de chaque côté les pavillons des dépendances et que flanquaient à droite et à gauche la basse-cour non moins vaste, et le verger entouré de hautes murailles. De grands arbres, des bois de haute futaie, une vue pittoresque, faisaient de cette demeure un séjour rustique mais non sans agréments.

Mobilier plus que simple, par exemple. Dans la grande salle commune, à la fois salon et salle à manger où maîtres et serviteurs mangeaient de compagnie, des chaises et des fauteuils de paille, des bancs et des tables de bois, quelques grands coffres à mettre vêtements, papiers, provisions; des cotonnades aux fenêtres, c'était tout. Trois chambres à coucher, des <«< cabinets » pour les domestiques, une vaste cuisine, complétaient cette demeure.

Au sortir de la grande cour, s'allongeait vers le nord une vaste allée d'ormes et de chênes, déjà séculaires et encore de nos jours en partie existante; elle menait en quelques centaines de pas à la terre voisine de Ferrand.

Cette autre maison noble sise sur le même plateau, dont les terres s'enchevêtraient dans celles de Saint-Poly, semblant ne faire qu'un avec ces dernières, appartenait alors à un mem

bre de la famille de Gourgues, déjà dans tout l'éclat d'une influence parlementaire qui devait encore grandir cependant dans le siècle suivant.

Saint-Poly et Ferrand se ressemblaient d'ailleurs étrangement; Ferrand, plus vaste, devait à ses hautes boiseries, à sa longue galerie voûtée comme un cloître, une allure plus pittoresque à en juger du moins par les descriptions, la destruction presque totale de Saint-Poly au xvII° siècle défendant toute comparaison matérielle.

Messire Denis de Gourgues, écuyer, seigneur de Ferrand et de Jangueblanc, fils du chevalier Pierre de Gourgues, trésorier de France en Guyenne, et de dame Peyronne de Ferrand1, résidait souvent sur cette terre.

Il n'avait pas, comme presque tous ses parents, cherché une occupation dans ces charges du Parlement ou de la finance qui créèrent la plupart des grandes fortunes bordelaises du XVII et du XVIIIe siècle.

La vie mondaine d'alors faisait cependant enviables ces fonctions lucratives; elles donnaient aux familles qui en étaient possessionnées, tout l'éclat de leurs larges revenus et ne devenaient une entrave que pour l'entrée des enfants dans les chanoinats ou dans l'ordre de Malte où les charges de « maltôtiers », comme disaient alors avec un certain mépris les chevaliers de Saint-Jean, cadets de famille d'ordinaire besogneux, obscurcissaient de telle sorte la noblesse des présentés qu'il fallait des dispenses, souvent accordées d'ailleurs, pour obtenir quand même l'admission au rang des chevaliers de justice.

Messire Denis de Gourgues, élégant petit-maître, n'avait aucun souci de ce genre; il était célibataire et le serait peutêtre resté, s'il n'en avait été décidé autrement par le veuvage prématuré de Mme de Bétoulaud.

Le voisinage des deux familles parlementaires à Bordeaux et

1. Peyronne de Ferrand appartenait à cette branche de la famille de Ferrand que Meller mentionne dans son armorial: barons de Laubardemont. Famille noble, branche de la famille de Ferrand actuellement existante, séparée dans le milieu du xiv' siècle, alliée aux Belliquet, Decases, etc. La terre de Ferrand bien avant 1400 appartenait à la famille de Ferrand d'où elle passa par héritage dans la famille de Gourgues, dans celle de Bétoulaud, puis dans celle de Mons.

à la campagne, les firent intimes durant ces longues soirées d'automne, dont les vendanges occupaient les journées. En attendant la rentrée de la Toussaint, tandis que les enfants s'« égalliaient » dans les terres voisines de la grande allée, le désœuvrement galant et empressé de M. de Gourgues et la mélancolie toute consolée de Mme de Bétoulaud sympathisaient sous les grands arbres. On causait des intérêts du jour, et des thèmes galants qu'imposaient les mœurs de l'Astrée; les heures s'y faisaient courtes, et l'on suivait la mode en suivant son penchant. Quoi de mieux?

La Fronde venait de faire à la France une âme de grande fantaisiste, amoureuse de tout ce qui était nouveau, pliée à tous les caprices des femmes pourvu qu'elles fussent jeunes ou encore jeunes, jolies ou spirituelles, et que le platonisme de leur langage sût se concilier avec les plus savoureuses réalités.

Quand commencèrent ces promenades et combien d'années durèrent-elles? Les archives de Ferrand ont la discrétion d'être muettes sur ce point; mais, comme il n'est point de bon récit d'amour qui ne comporte un enlèvement, le 13 juin 1659, Mme de Bétoulaud, profitant de l'absence du plus avisé des doyens des avocats, quitta la maison de la rue des TroisConils sous l'égide de M. de Gourgues que, d'ailleurs, un mois après, le 14 juillet, elle épousait grâce à Dieu, très légitime

ment.

Le vieux Bétoulaud, en rentrant au logis qu'il avait quitté durant quelques jours pour aller dans sa maison de Saint-Poly, éprouva une irritation qui prit chez lui, comme il convenait, forme de procédure.

La plainte qu'il porta en justice avait, d'ailleurs, quelques fondements. L'enlèvement si poétique de Mm de Bétoulaud se gâtait, en effet, dans la réalité, d'un déménagement.

Se basant sur l'inventaire de son mobilier fait en 1650, elle avait fait, aidée de M. de Gourgues, charger sur des charrettes tous les meubles qui lui appartenaient et même ceux qui ne lui appartenaient pas, affirme son beau-père : « On a voulu, dit-il, prétexter cet enlèvement du voile de la justice par la présence de Me Romain Balive qui est le serviteur du conseiller et juge de

Guyenne, ami et voisin « des fugitifs » et qu'ils firent venir en la maison, sachant que ledit sieur de Bétolaud n'y était pas, pour favoriser leur entreprise, sur une requête du même jour, par laquelle il s'était fait commettre, non pas pour prendre et enlever les meubles, mais pour en voir et reconnaître l'état; et, au lieu de ce, lui-même fut l'auteur de ce désordre et fit scandaleusement et inconsidérément prendre et emporter le tout, comme si c'eût été la maison d'un banqueroutier fugitif »> 1.

Cette comédie judiciaire, cet enlèvement chez « Bétolaud » d'un mobilier, sous figure de récolement, accomplis par une jeune femme et son très galant voisin, c'est presque une scène pour Beaumarchais.

A partir de cette rupture violente, les rapports familiaux cessèrent complètement; M. de Bétoulaud garda par devers lui ses petits-enfants, et le procès qui s'engagea fut évoqué au Parlement de Toulouse, à raison de la parenté de Denis de Gourgues avec le monde parlementaire bordelais.

Un incident très vif signala même les hostilités. M. de Bétoulaud, ayant placé l'aînée de ses trois petites-filles, Marguerite, chez des religieuses, la mère l'enleva, et ce ne fut pas sans peine que le tuteur et grand-père put se la faire rendre.

De ce conflit naquit une nouvelle procédure qui vint se greffer sur les autres, et M. de Gourgues, privée de son enfant, riposta aux accusations de son beau-père en demandant à la justice de lui accorder une indemnité pour le temps durant lequel elle avait ainsi entretenu et nourri la jeune Marguerite, charge qui incombait, d'après elle, au seul tuteur1.

Les querelles entre parents peuvent seules renfermer de pareilles curiosités. Il y faut une ingéniosité qui n'appartient qu'aux affections de famille changées en haine.

Mais la mort, toute proche, allait bientôt mettre son apaisement sur ces querelles navrantes. Hélie de Bétoulaud s'éteignit en janvier 1661, à l'âge de quatre-vingts ans.

Avant de mourir, avec cette tranquille lucidité que nos

1. Archives de Ferrand. 2. Archives de Ferrand.

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