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C'est sans doute pour le remercier que Goya peignit son portrait, qui fait revivre pour nous les traits de ce paysan pyrénéen sorti du peuple, devenu par son travail l'un des grands bourgeois de 1830, et dont le fils fut, à son tour, un homme distingué et un bon Bordelais. Galos avait alors cinquante-deux ans, et non soixante-cinq, comme le croit M. Lafond. Il est représenté en buste, de grandeur naturelle, presque de face. « Sa tête énergique et intelligente est surmontée de cheveux gris quelque peu embroussaillés; sur ses joues, à hauteur du lobe des oreilles, poussent de courts favoris; il est vêtu d'un habit bleu foncé à deux rangs de boutons. Sur le fond, à droite, vers le bas de la toile, on lit:

D" Santiago Galos
pintado por Goya

de edad de 80 años
en 1826.

Cette toile, continue M. Lafond, est certainement la meilleure de celles qu'il peignit à Bordeaux. Chose étrange, elle ne se ressent en aucune façon des atteintes de l'âge chez son auteur. L'œuvre est aussi fraîche, aussi lumineuse, d'une aussi belle allure que ses productions de dix ans plus anciennes. Tout au plus peut-on regretter, dans le vêtement, l'emploi du bitume, dont, avec le temps, les effets deviennent déplorables; mais la question d'art n'a rien à y voir. Ce portrait, qui est resté à Bordeaux (il appartient à Mme la comtesse d'Houdetot), a servi de modèle au médaillon en marbre blanc sculpté par Maggesi et placé sur l'imposante pyramide qui recouvre, à la Chartreuse, le tombeau de Jacques Galos, juste en face du monument funéraire de la famille Muguiro, qui reçut le corps de Goya.

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Notre Musée possède une petite toile de Goya, acquise par la ville en février 1860 et provenant de la collection Brown. C'est une variante du caprice 44: Hilan delgado, une ébauche peinte

1. Joseph-Henri Galos, né à Bordeaux le 26 octobre 1804, fut député de 1837 à 1848, faillit être déporté en 1852 et a laissé un ouvrage sur la Marine marchande, publié en 1865.

2. S'il faut en croire le Nouveau Guide de l'étranger à Bordeaux, par L. L... Bordeaux, Chaumas, 1856, in-12, p. 64.

vraisemblablement à Bordeaux. Les deux toiles mentionnées par les bibliographes de Goya comme faisant partie du Musée de Bordeaux et de la collection Brown n'en font qu'une, en réalité. M. Lafond n'a pas cité une autre toile, signalée par G. Brunet et Ch. Yriarte: c'est une variante du caprice 55: Hasta la muerte, trouvée par Lacour, quelque temps après la mort du peintre, chez un marchand de ferraille, acquise à la vente Lacour, pour quatre francs, par Jules Delpit et conservée dans sa famille. Une vieille femme à sa toilette essaie devant un miroir une coiffure de rubans roses; derrière elle, sa camériste pouffe de rire; deux petits maîtres lui adressent en face des baisers et des compliments ironiques. Cette œuvre, date aussi certainement des dernières années de Goya.

M. Gustave Labat a raconté naguère les extraordinaires aventures posthumes du grand artiste la première exhumation, le 16 novembre 1888, des restes de Goya et de Martin Goïcoechea enfermés dans le tombeau de la famille Muguiro; le cadavre de Goya retrouvé sans la tête; le transfert au dépositoire de la Chartreuse; la remise dans le tombeau au bout d'un an et d'un jour; enfin l'exhumation définitive le 5 juin 1899 et le transfert à Madrid. Le cippe de la famille Muguiro n'est donc plus aujourd'hui qu'un cénotaphe. Le délabrement, constaté par Mathéron dès 1858, n'a fait que croître l'herbe pousse drue dans la petite enceinte, la grille de fer a été tordue. L'inscription funéraire de Goya, due à Pio de Molina, a été enlevée en 1899 et emportée à San Isidro; celle de Goicoechea a été aussi descellée et repose aujourd'hui, brisée en deux, au pied du monument abandonné. Ne serait-il pas souhaitable qu'il fût au moins entretenu et qu'une inscription, rappelant que, pendant soixante et onze ans, il renferma le corps du grand Goya, perpétuât le souvenir de son séjour à Bordeaux?

PAUL COURTEAULT.

1. Gustave Labat, Don Francisco Goya y Lucientes, dans les Actes de l'Académie de Bordeaux, 1899, p. 209-214.

E. CHABRIER

A PROPOS DE LA REPRÉSENTATION DE GWENDOLINE

AU GRAND-THÉATRE DE BORDEAUX

Il convient de féliciter la direction de notre Grand-Théâtre de l'heureuse initiative d'art qu'elle a su réaliser en montant sur notre première scène dans des conditions très convenables le remarquable ouvrage d'E. Chabrier, Gwendoline. Nous voudrions profiter de cette occasion pour étudier et mettre en relief la personnalité artistique très intéressante et trop peu connue de l'auteur de Gwendoline.

Ce qui a surtout nui au développement et à la notoriété de la carrière musicale d'E. Chabrier, c'est d'abord qu'elle a été interrompue en pleine évolution par une mort brutale et prématurée, c'est ensuite que l'œuvre tout entière du compositeur se ressent d'une contradiction interne, du contraste frappant que présente la nature spontanée, prime-sautière, le tempérament exubérant, tout en dehors de Chabrier, et le caractère essentiellement raffiné de la culture musicale qu'il a puisée dans l'esprit de son temps, le tour quelque peu élaboré et compliqué de son écriture, le condiment très pimenté des combinaisons rythmiques et harmoniques dont il ne craint pas d'assaisonner sa verve mélodique toujours fraîche et abondante.

Ce contraste se continue pendant tout le cours de sa carrière. C'est ainsi qu'il débute en 1877 par un opéra bouffe en trois actes, l'Étoile, joué aux Bouffes-Parisiens, où se révèle déjà, dans les détails d'orchestration, beaucoup d'ingéniosité et une grande délicatesse de touche; puis, en 1883, son œuvre la plus populaire, España, fut exécutée aux concerts Lamoureux, et dans cette composition s'affirme pleinement le véri

table tempérament, la véritable nature artistique d'E. Chabrier, c'est-à-dire ce mélange piquant d'une invention mélodique plutôt facile et sans apprêt et d'un revêtement orchestral à la fois luxuriant et raffiné où s'épanouissent librement toutes les somptuosités, toutes les truculences de l'orchestration moderne.

España est un vrai feu d'artifice musical, d'une verve endiablée, où les frénétiques pizzicati des cordes, l'éclat fulgurant des cuivres associés à l'entrechoquement rapide des castagnettes font revivre sous nos yeux l'Espagne des boléros et des sérénades, et où, grâce au pinceau évocateur de Chabrier, il nous semble voir, dans le tumulte éblouissant de la place publique illuminée par le soleil du Midi, passer des couples joyeux et bruyants de señoras et de toréadors revêtus de leurs pittoresques mantilles ou de leurs vestes chamarrées de broderies.

Encouragé par le succès considérable d'España, E. Chabrier eût peut-être plus sagement agi en se cantonnant dans le sillon tracé par cette remarquable composition; mais il avait une nature trop extérieure, trop sociable et trop impressionnable pour s'isoler du milieu ambiant, pour ne pas subir plus ou moins directement les influences musicales qui s'exercèrent autour de lui. En 1884-1885, il fréquentait assidûment un cercle d'amis qui s'étaient spécialement voués à l'étude des œuvres wagnériennes, et avait pris le nom de Petit- Bayreuth. Pour perpétuer le souvenir de ces réunions, le peintre FantinLatour avait groupé dans une toile restée célèbre, qui figurait au Salon de 1885, les principaux membres du cercle du PetitBayreuth, parmi lesquels on trouve les noms bien connus d'A. Julien, C. Benoît, Lascoux, V. d'Indy, et assis au piano, au centre de la toile, la physionomie animée et joviale d'E. Chabrier, d'une frappante ressemblance.

En 1885, Chabrier faisait exécuter au concert Lamoureux le Sulamile, scène lyrique pour soprano solo, chœurs et orchestre. Cette œuvre, très bien accueillie à son apparition, n'a eu depuis que de rares exécutions; et il faut le regretter, car elle est de celles qui reflètent le plus fidèlement l'art très

complexe, très subtil et très poussé du compositeur, à tel point que les complications rythmiques et les recherches harmoniques usurpent un peu trop le premier plan, et étouffent parfois, sous une trop luxuriante frondaison, les idées mélodiques, les thèmes essentiels de l'œuvre.

Mais Chabrier aspirait à se faire sa place au théâtre, et s'impatientait de ne pas trouver un accueil plus empressé auprès des directeurs de scènes parisiennes. Aussi, comme ses prédécesseurs Berlioz et E. Reyer, était-il obligé de tourner ses regards vers l'étranger, et d'accepter l'hospitalité du théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles qui fit représenter, le 10 avril 1886, son opéra en deux actes: Gwendoline. Cette exécution marqua pour l'œuvre et le compositeur un succès incontestable et du meilleur aloi.

Gwendoline constitue, dans l'évolution du drame lyrique français, une œuvre de transition entre la forme de l'ancien opéra dont elle procède directement par bien des côtés et le moule du drame lyrique moderne qui s'est définitivement émancipé de la coupe et des formules de l'opéra pour se conformer aux principes et aux procédés d'écriture du style wagnérien. On peut même soutenir que c'est là le vice originel qui pèse sur les destinées de Gwendoline, en lui laissant, malgré ses rares qualités, le caractère d'une œuvre hybride, inégale, ballottée entre des courants divers et hétérogènes. Mais, au point de vue de l'évolution historique du drame lyrique national, Gwendoline restera une œuvre significative et très intéressante, précisément parce qu'elle ne cherche pas à donner le change sur ses origines, parce qu'elle marque très nettement le passage de l'art lyrique de Saint-Saëns, de Massenet, de E. Reyer et de C. Franck à celui de V. d'Indy, de E. Chausson, de Paul Dukas, de Cl. Debussy et de A. Magnard qui ont cherché à réaliser le type cohérent et homogène du drame lyrique contemporain.

Dans Gwendoline, en effet, on retrouve un singulier mélange de mélodies vulgaires et banales, conçues dans la manière de l'ancien opéra français et italien qui ont un faux air de Donizetti ou de Meyerbeer, et, en même temps, des combinai

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