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entreprend sans sujet, et que l'on abandonne de même; il approche plus de l'opiniâtreté, parce qu'il vient d'un sentiment des maux, si vif, qu'il ne s'affaiblit pas même par l'habitude de les souf

frir.

Ce caractère, dans une nation libre, serait très-propre à déconcerter les projets de la tyrannie (a), qui est toujours lente et faible dans ses commencemens, comme elle est prompte et vive dans sa fin; qui ne montre d'abord qu'une main pour secourir, et opprime ensuite avec une infinité de bras.

La servitude commence toujours par le sommeil. Mais un peuple qui n'a de repos dans aucune situation, qui se tâte sans cesse et trouve tous les endroits douloureux, ne pourrait guère s'endormir.

La politique est une lime sourde qui use et qui parvient lentement à sa fin. Or les hommes dont nous venons de parler ne pourraient soutenir les lenteurs, les détails, le sang-froid des négociations; ils y réussiraient souvent moins que toute autre nation; et ils perdraient par leurs traités ce qu'ils auraient obtenu par leurs armes.

(a) Je prends ici ce mot pour le dessein de renverser le pouvoir établi, et surtout la démocratie. C'est la signification que lui donnaient les Grecs et les Romains.

CHAPITRE XIV.

Autres effets du climat.

Nos pères, les anciens Germains, habitaient un climat où les passions étaient très-calmes. Leurs lois ne trouvaient dans les choses que ce qu'elles voyaient, et n'imaginaient rien de plus : et comme elles jugeaient des insultes faites aux hommes par la grandeur des blessures, elles ne mettaient pas plus de raffinement dans les offenses faites aux femmes. La loi (a) des Allemands est là-dessus fort singulière. Si l'on découvre une femme à la tête, on paiera une amende de six sous; autant si c'est à la jambe jusqu'au genou; le double depuis le genou. Il semble que la loi mesurait la grandeur des outrages faits à la personne des femmes, comme on mesure une figure de géométrie; elle ne punissait point le crime de l'imagination, elle punissait celui des yeux. Mais lorsqu'une nation germanique se fut transportée en Espagne, le climat trouva bien d'autres lois. La loi des Wisigoths défendit aux médecins de saigner une femme ingénue qu'en présence de son père ou de sa mère, de son frère, de son fils, ou de son oncle. L'imagination des peuples s'alluma, celle des législateurs s'échauffa de (a) Chap. LVIII, § 1 et 2.

même; la loi soupçonna tout pour un peuple qui pouvait tout soupçonner.

Ces lois eurent donc une extrême attention

sur les deux sexes. Mais il semble que, dans les punitions qu'elles firent, elles songèrent plus à flatter la vengeance particulière qu'à exercer la vengeance publique. Ainsi, dans la plupart des cas, elles réduisaient les deux coupables dans la servitude des parens ou du mari offensé. Une femme (a) ingénue, qui s'était livrée à un homme marié, était remise dans la puissance de sa femme pour en disposer à sa volonté. Elles obligeaient les esclaves (b) de lier et de présenter au mari sa femme qu'ils suprenaient en adultère : elles permettaient à ses enfans (c) de l'accuser, et de mettre à la question ses esclaves pour la convaincre. Aussi furent-elles plus propres à raffiner à l'excès un certain point d'honneur qu'à former une bonne police. Et il ne faut pas être étonné si le comte Julien crut qu'un outrage de cette espèce demandait la perte de sa patrie et de son roi. On ne doit pas être surpris si les Maures, avec une telle conformité de mœurs, trouvèrent tant de facilité à s'établir en Espagne, à s'y maintenir, et à retarder la chûte de leur empire.

(a) Loi des Wisigoths, liv. III, tit. IV,

(b) Ibid., liv. III, tit. IV, § 6.

$9.

(c) Loi des Wisigoths, liv. III, tit. IV, § 13.

CHAPITRE XV.

De la différente confiance que les lois ont dans le peuple selon les climats.

Le peuple japonais a un caractère si atroce, que ses législateurs et ses magistrats n'ont pu avoir aucune confiance en lui: ils ne lui ont mis devant les yeux que des juges, des menaces et des châtimens ils l'ont soumis, pour chaque démarche, à l'inquisition de la police. Ces lois qui, sur cinq chefs de familles, en établissent un comme magistrat sur les quatre autres; ces lois qui, ponr un seul crime, punissent toute une famille ou tout un quartier; ces lois, qui ne trouvent point d'innocens là où il peut y avoir un coupable, sont faites pour que tous les hommes se méfient les uns des autres, pour que chacun recherche la conduite de chacun, et qu'il en soit l'inspecteur, le témoin et le juge.

Le peuple des Indes, au contraire, est doux (a), tendre, compatissant; aussi ses législateurs ont-ils une grande confiance en lui. Ils ont établi peu (b) de peines, et elles sont peu sévères; elles ne sont pas même rigoureusement exécutées. Ils ont

(a) Voyez Bernier, tome II, page 140.

(b) Voyez dans le recueil XIV des Lettres édifiantes, p. 403, les principales lois ou coutumes des peuples de l'Inde de la presqu'île deçà le Gange.

donné les neveux aux oncles, les orphelins aux tuteurs, comme on les donne ailleurs à leurs pères ils ont réglé la succession par le mérite reconnu du successeur. Il semble qu'ils ont pensé que chaque citoyen devait se reposer sur le bon naturel des autres.

Ils donnent aisément la liberté (a) à leurs esclaves; ils les marient; ils les traitent comme leurs enfans (b). Heureux climat, qui fait naître la candeur des mœurs et produit la douceur des lois !

(a) Lettres édifiantes, recueil IX, page 378.

(b) J'avais pensé que la douceur de l'esclavage, aux Indes, avait fait dire à Diodore qu'il n'y avait dans ce pays ni maître ni esclave: mais Diodore a attribué à toute l'Inde ce qui, selon Strabon, liv. XV, n'était propre qu'à une nation particulière.

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