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cherchant à augmenter la grandeur réelle, on ne diminue la grandour relative.

Vers le milieu du règne de Louis XIV, la France fut au plus haut point de grandeur relative. L'Allemagne n'avait point encore les grands monarques qu'elle a eus depuis. L'Italie était dans le même cas. L'Écosse et l'Angleterre ne formaient point un corps de monarchie. L'Aragon n'en formait pas un avec la Castille ; les parties séparées de l'Espagne en étaient affaiblies et l'affaiblissaient. La Moscovie n'était pas plus connue en Europe que la Crimée.

CHAPITRE X.

De la faiblesse des états voisins.

Lorsqu'on a pour voisin un état qui est dans sa décadence, on doit bien se garder de hâter sa ruine, parce qu'on est à cet égard dans la situation la plus heureuse où l'on puisse être, n'y ayant rien de si commode pour un prince que d'être auprès d'un autre qui reçoit pour lui tous les coups et tous les outrages de la fortune. Et il est rare que par la conquête d'un pareil état on augmente autant en puissance réelle qu'on a perdu en puissance relative.

LIVRE DIXIÈME.

DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LA FORCE

OFFENSIVE.

CHAPITRE PREMIER.

De la force offensive.

La force offensive est réglée par le droit des gens, qui est la loi politique des nations considérées dans le rapport qu'elles ont les unes avec les autres.

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La vie des états est comme celle des hommes. Ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle; ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation.

Dans le cas de la défense naturelle, j'ai droit de tuer, parce que ma vie est à moi, comme la vie de celui qui m'attaque est à lui : de même un état fait la guerre, parce que sa conservation est uste commme toute autre conservation.

Entre les citoyens, le droit de la défense naturelle n'emporte point avec lui la nécessité de l'attaque. Au lieu d'attaquer, ils n'ont qu'à recourir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exercer le droit de cette défense que dans les cas momentanés, ou l'on serait perdu si l'on attendait le secours des lois. Mais, entre les sociétés, le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d'attaquer, lorsqu'un peuple voit qu'une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire, et que l'attaque est dans ce moment le seul moyen d'empêcher cette destruction. Il suit de là que les petites sociétés ont plus souvent le droit de faire la guerre que les grandes, parce qu'elles sont plus souvent dans le cas de craindre d'être détruites.

Le droit de la guerre dérive donc de la nécessité et du juste rigide. Si ceux qui dirigent la conscience ou les conseils des princes ne se tiennent pas là, tout est perdu; et, lorsqu'on se fondera sur des principes arbitraires de gloire, de bienséance, d'utilité, des flots de sang inonderont la terre.

Que l'on ne parle pas surtout de la gloire du prince; sa gloire serait son orgueil : c'est une passion, et non pas un droit légitime.

Il est vrai que la réputation de sa puissance pourrait augmenter les forces de son état; mais la réputation de sa justice les augmenterait tout

de même.

CHAPITRE III.

Du droit de conquête.

Du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui en est la conséquence; il en doit donc suivre l'esprit.

Lorsqu'un peuple est conquis, le droit que le conquérant a sur lui suit quatre sortes de lois ; la loi de la nature, qui fait que tout tend à la conservation des espèces; la loi de la lumière naturelle, qui veut que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu'on nous fît; la loi qui forme les sociétés politiques, qui sont telles que la nature n'en a point borné la durée ; enfin la loi tirée de la chose même. La conquête est une acquisition; l'esprit d'acquisition porte avec lui l'esprit de conservation et d'usage, et non pas celui de destruction.

Un état qui en a conquis un autre le traite d'une des quatre manières suivantes. Il continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour Jui que l'exercice du gouvernement politique et civil; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique et civil; ou il détruit la société et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine tous les citoyens.

La première manière est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd'hui ; la quatrième

est plus conforme an droit des gens des Romains: sur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d'aujourd'hui, à notre philosophie,

à nos mœurs.

Les auteurs de notre droit public, fondés sur les histoires anciennes, étant sortis des cas rigides, sont tombés dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans l'arbitraire; ils ont supposé dans les conquérans un droit, je ne sais quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des conséquences terribles comme le principe, et établir des maximes que les conquérans eux-mêmes, lorsqu'ils ont eu le moindre sens, n'ont jamais prises. Il est clair que lorsque la conquête est faite, le conquérant n'a plus le droit de tuer, puisqu'il n'est plus dans le cas de la défense naturelle et de sa propre conservation.

Ce qui les a fait penser ainsi, c'est qu'ils ont cru que le conquérant avait le droit de détruire la société : d'où ils ont conclu qu'il avait celui de détruire les hommes qui la composent; ce qui est une conséquence faussement tirée d'un faux principe. Car, de ce que la société serait anéantie, il ne s'ensuivrait pas que les hommes qui la forment dussent aussi être anéantis. La société est l'union des hommes, et non pas les hommes; le citoyen peut périr, et l'homme rester.

Du droit de tuer dans la conquête les politiques

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