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CHAPITRE VII.

Des tributs dans les pays où l'esclavage de la glèbe n'est point établi.

Lorsque dans un état tous les particuliers sont citoyens, que chacun y possède par son domaine ce que le prince y possède par son empire, on peut mettre des impôts sur les personnes, sur ou sur les marchandises; sur deux de ces choses, ou sur les trois ensemble.

les terres,

Dans l'impôt de la personne, la proportion injuste serait celle qui suivrait exactement la proportion des biens. On avait divisé à Athènes (a) les citoyens en quatre classes. Ceux qui retiraient de leurs biens cinq cents mesures de fruits liquides ou secs payaient au public un talent; ceux qui en retiraient trois cents mesures devaient un demi-talent; ceux qui avaient deux cents mesures payaient dix mines, ou la sixième partie d'un talent; ceux de la quatrième classe ne donnaient rien. La taxe était juste, quoiqu'elle ne fût point proportionnelle : si elle ne suivait pas la proportion des biens, elle suivait la proportion des besoins. On jugea que chacun avait un nécessaire physique égal, que ce nécessaire physique ne devait point être taxé; que l'utile venait ensuite, et qu'il devait être taxé, mais moins (a) Pollux, liv. VIII, ch. X, art. 130.

ESPRIT DES LOIS. T. II.

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que le superflu; que la grandeur de la taxe sur le superflu empêchait le superflu.

Dans la taxe sur les terres, on fait des rôles où l'on met les diverses classes des fonds. Mais il est très-difficile de connaître ces différences, et encore plus de trouver des gens qui ne soient point intéressés à les méconnaître. Il y a donc là deux sortes d'injustices; l'injustice de l'homme, et l'injustice de la chose. Mais si en général la taxe n'est point excessive, si on laisse au peuple un nécessaire abondant, ces injustices particulières ne seront rien. Que si au contraire on ne laisse au peuple que ce qu'il lui faut à la rigueur pour vivre, la moindre disproportion sera de la plus grande conséquence.

Que quelques citoyens ne paient pas assez, le mal n'est pas grand; leur aisance revient toujours au public: que quelques particuliers paient trop leur ruine se tourne contre le public. Si l'état proportionne sa fortune à celle des particuliers, l'aisance des particuliers fera bientôt monter sa fortune. Tout dépend du moment : l'état commencera-t-il par appauvrir les sujets pour s'enrichir? ou attendra-t-il que des sujets à leur aise l'enrichissent? Aura-t-il le premier avantage ou le second? Commencera-t-il par être riche, ou finira-t-il par l'être ?

Les droits sur les marchandises sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu'on ne leur fait pas une demande formelle. Ils peuvent être

si sagement ménagés, que le peuple ignorera presque qu'il les paie. Pour cela, il est d'une grande conséquence que ce soit celui qui vend la marchandise qui paie le droit. Il sait bien qu'il ne paie pas pour lui; et l'acheteur, qui dans le fond le paie, le confond avec le prix. Quelques auteurs ont dit que Néron avait ôté le droit du vingt-cinquième des esclaves qui se vendaient (a); il n'avait pourtant fait qu'ordonner que ce serait le vendeur qui le paierait, au lieu de l'acheteur : ce réglement, qui laissait tout l'impôt, parut l'ôter.

:

Il y a deux royaumes en Europe où l'on a mis des impôts très-forts sur les boissons dans l'un, le brasseur seul paie le droit ; dans l'autre, il est levé indifféremment sur tous les sujets qui consomment. Dans le premier, personne ne sent la rigueur de l'impôt, dans le second, il est regardé comme onéreux : dans celui-là, le citoyen ne sent que la liberté qu'il a de ne pas payer; dans celui-ci, il ne sent que la nécessité qui l'y oblige.

D'ailleurs, pour que le citoyen paie, il faut des recherches perpétuelles dans sa maison. Rien n'est plus contraire à la liberté; et ceux qui éta, blissent ces sortes d'impôts n'ont pas le bonheur

(a) Nectigal quintæ et vicesimæ venalium mancipiorum temissum specie magis quam vi; quia cum venditor pendere juberetur, in partem pretii emptoribus accrescebat. TACITE, 'Annales, liv. XIII.

d'avoir à cet égard rencontré la meilleure sorte d'administration.

peu

CHAPITRE VIII.

Comment on conserve l'illusion.

Pour que le prix de la chose et le droit puissent se confondre dans la tête de celui qui paie, il faut qu'il y ait quelque rapport entre la marchandise et l'impôt ; et que, sur une denrée de de valeur, on ne mette pas un droit excessif. Il y a des pays où le droit excède de dix-sept fois la valeur de la marchandise. Pour lors le prince ôte l'illusion à ses sujets; ils voient qu'ils sont conduits d'une manière qui n'est pas raisonnable, et qui leur fait sentir leur servitude au dernier point.

D'ailleurs, pour que le prince puisse lever un droit si disproportionné à la valeur de la chose, il faut qu'il vende lui-même la marchandise, et que le peuple ne puisse l'aller acheter ailleurs ; ce qui est sujet à mille inconvéniens.

La fraude étant dans ce cas très-lucrative, la peine naturelle, celle que la raison demande, qui est la confiscation de la marchandise, devient incapable de l'arrêter; d'autant plus que cette marchandise est, pour l'ordinaire, d'un prix très-vil. Il faut donc avoir recours à des peines

extravagantes et pareilles à celles que l'on inflige pour les plus grands crimes. Toute la proportion des peines est ôtée. Des gens qu'on ne saurait regarder comme des hommes méchans sont punis comme des scélérats ; ce qui est la chose du monde la plus contraire à l'esprit du gouvernement modéré.

J'ajoute que plus on met le peuple en occasion de frauder le traitant, plus on enrichit celui-ci et on appauvrit celui-là. Pour arrêter la fraude, il faut donner au traitant des moyens de vexations extraordinaires ; et tout est perdu.

CHAPITRE IX.

D'une mauvaise sorte d'impôts.

Nous parlerons en passant d'un impôt établi dans quelques états sur les diverses clauses des contrats civils. Il faut, pour se défendre du traitant, de grandes connaissances, ces choses étant sujettes à des discussions subtiles. Pour lors le traitant, interprète des règlemens du prince, exerce un pouvoir arbitraire sur les fortunes. L'expérience a fait voir qu'un impôt sur le papier sur lequel le contrat doit s'écrire vaudrait beaucoup mieux.

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