Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XXVII.

Des mœurs du monarque.

es

Les mœurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois : il peut, comme elles, faire des hommes des bêtes, et des bêtes faire des hommes. S'il aime les âmes libres, il aura des sujets; s'il aime les âmes basses, il aura des claves. Veut-il savoir le grand art de régner? qu'il approche de lui l'honneur et la vertu, qu'il appelle le mérite personnel. Il peut même jeter quelquefois les yeux sur les talens. Qu'il ne craigne point ces rivaux qu'on appelle les hommes de mérite; il est leur égal dès qu'il les aime. Qu'il gagne le cœur, mais qu'il ne captive point l'esprit. Qu'il se rende populaire. Il doit être flatté de l'amour du moindre de ses sujets; ce sont toujours des hommes. Le peuple demande si peu d'égards, qu'il est juste de les lui accorder : l'infinie distance qui est entre le souverain et lui empêche bien qu'il ne le gêne. Qu'exorable à la prière, il soit ferme contre les demandes; et qu'il sache que son peuple jouit de ses refus, et ses courtisans de ses grâces.

CHAPITRE XXVIII.

Des égards que les monarques doivent à leurs sujets.

Il faut qu'ils soient extrêmement retenus sur la raillerie. Elle flatte lorsqu'elle est modérée, parce qu'elle donne les moyens d'entrer dans la familiarité mais une raillerie piquante leur est bien moins permise qu'au dernier de leurs sujets, parce qu'ils sont les seuls qui blessent toujours mortellement.

Encore moins doivent-ils faire à un de leurs sujets une insulte marquée : ils sont établis pour pardonner, pour punir; jamais pour insulter.

Lorsqu'ils insultent leurs sujets, il les traitent bien plus cruellement que ne traite les siens le Turc ou le Moscovite. Quand ces derniers insultent, ils humilient et ne déshonorent point; mais, pour eux, ils humilient et déshonorent.

Tel est le préjugé des Asiatiques, qu'ils regardent un affront fait par le prince comme l'effet d'une bonté paternelle ; et telle est notre manière de penser, que nous joignons au cruel sentiment de l'affront le désespoir de ne pouvoir nous en laver jamais.

Ils doivent être charmés d'avoir des sujets à qui l'honneur est plus cher que la vie, et n'est pas moins un motif de fidélité que de courage.

On peut se souvenir des malheurs arrivés aux princes pour avoir insulté leurs sujets; des vengeances de Chéréas, de l'eunuque Narsès, et du comte Julien; enfin de la duchesse de Montpensier, qui, outrée contre Henri III qui avait révélé quelqu'un de ses défauts secrets, le troubla pendant toute sa vie.

CHAPITRE XXIX.

Des lois civiles propres à mettre un peu de liberté dans
le gouvernement despotique.

Quoique le gouvernement despotique, dans sa nature, soit partout le même, cependant des circonstances, une opinion de religion, un préjugé, des exemples reçus, un tour d'esprit, des manières, des mœurs, peuvent y mettre des différances considérables.

Il est bon que de certaines idées s'y soient établies. Ainsi, à la Chine, le prince est regardé comme le père du peuple; et, dans les commencemens de l'empire des Arabes, le prince en était le prédicateur (a).

Il convient qu'il y ait quelque livre sacré qui serve de règle, comme l'alcoran chez les Arabes, les livres de Zoroastre chez les Perses, le védam ehez les Indiens, les livres classiques chez les (a) Les Califes.

Chinois. Le code religieux supplée au code civil, et fixe l'arbitraire.

les

Il n'est pas mal que, dans les cas douteux, juges consultent les ministres de la religion (a). Aussi, en Turquie, les cadis interrogent-ils les mollachs. Que si le cas mérite la mort, il peut être convenable que le juge particulier, s'il y en a, prenne l'avis du gouverneur, afin que le pouvoir civil et l'ecclésiastique soit encore tempérés par l'autorité politique.

CHAPITRE XXX.

Continuation du même sujet.

C'est la fureur despotique qui a établi que la disgrace du père entraînerait celle des enfans et des femmes. Ils sont déjà malheureux sans être criminels; et d'ailleurs il faut que le prince laisse entre l'accusé et lui les supplians pour adoucir son courroux ou pour éclairer sa justice.

C'est une bonne coutume des Naldives (b) que, lorsqu'un seigneur est disgracié, il va tous les jours faire sa cour au roi, jusqu'à ce qu'il rentre en grâce; sa présence désarme le courroux du prince.

(a) Histoire des Tattars, troisième partie, page 277, dans les remarques.

(b) Voyez François Pirard.

Il y a des états despotiques (a) où l'on pense que de parler à un prince pour un disgracié, c'est manquer au respect qui lui est dû. Ces princes semblent faire tous leurs efforts pour se priver de la vertu de clémence.

Arcadius et Honorius, dans la loi (b) dont j'ai tant parlé (c), déclarent qu'ils ne feront point de grâce à ceux qui oseront les supplier pour les coupables (d). Cette loi était bien mauvaise, puisqu'elle est mauvaise dans le despotisme même.

La coutume de Perse, qui permet à qui veut de sortir du royaume, est très-bonne : et, quoique l'usage contraire ait tiré son origine du despotisme, où l'on a regardé les sujets comme des esclaves (e), et ceux qui sortent comme des esclaves fugitifs, cependant la pratique de Perse est très-bonne pour le despotisme, où la crainte de la fuite ou de la retraite des redevables arrête ou modère les persécutions des bachas et des exacteurs.

cope,

(a) Comme aujourd'hui en Perse, au rapport de M. Chardin. Cet usage est bien ancien. « On mit Cavade, dit Prodans le chateau de l'oubli. Il y a une loi qui défend de parler de ceux qui y sont enfermés, et même de prononcer leur nom. » — -(b) La loi V, au Code, AD LEG. JUL. MAJ. -(c) Au chap. VIII de ce livre.—(d) Fridéric copia cette loi dans les constitutions de Naples, livre I.

(e) Dans les monarchies il y a ordinairement une loi qui défend à ceux qui ont des emplois publics de sortir du royaume sans la permission du prince. Cette loi doit être encore établie dans les républiques. Mais dans celles qui ont des institutions singulières, la défense doit être générale, pour qu'on n'y rapporte pas les mœurs étrangères.

« PreviousContinue »